Shahidas, de Galandon et Volante

Suite à une réorganisation de la bibliothèque où je m'approvisionne, cette bande dessinée m'est venue sous les yeux, et comme je ne la connaissais pas, que le dessin était attirant (en fait, surtout les couleurs de la grande Scarlett Smulkowski) et que c'était quand même d'actualité, je me suis laissé tenter. Qui plus est, le bibliothécaire avait mis un “coup de cœur” sur cette série.

L'histoire policière n'est pas en soi inintéressante, l'intrigue est même plutôt bien menée. Mais les invraisemblances arrivent très tôt et concernent vite le cœur du récit, au point de ruiner toute crédibilité non seulement de l'histoire mais de toute la bande dessinée.

Le pêcheur pauvre avec son émetteur radio, pourquoi pas après tout; le tiers-monde révèle énormément de paradoxes de ce genre, c'est peut-être mon ignorance qui en a été étonnée.

Que les policiers parlent poliment à un pauvre pêcheur, pas sûr que ce soit très conforme à la réalité, mais bon on peut passer en se disant que c'est pour les besoins de la fluidité du récit et de la caractérisation du héros comme héros.

Mais qu'un suspect de terrorisme soit abasourdi de se faire tabasser dans un commissariat égyptien, là ça y est c'est l'éparpillement façon puzzle de la suspension d'incrédulité, on est dans “les experts : Los Angeles” délocalisé au Caire, plus du tout dans une BD traitant de la situation au proche-orient.

À la limite, qu'il aie passé 24 heures d'interrogatoire au commissariat sans avoir été encore torturé, c'est peut-être éventuellement possible : je ne connais pas spécifiquement l'Égypte, et globalement en Afrique du Nord ces questions ont connu des hauts et des bas, l'époque où “toute personne entrant dans un commissariat était systématiquement torturée” selon l'expression d'un ami est partiellement révolue. Au Maroc il y a même eu à la fin des années 90 des policiers qui ont été sanctionnés pour avoir torturé sans en avoir reçu l'ordre, comme quoi tout arrive (est-ce qu'il s'agissait de prétextes dans un règlement de comptes interne, je ne saurais le dire).

Mais on voit bien que le suspect en question, dont on aura confirmation par la suite qu'il est un militant endurci, est complètement surpris par le passage à tabac qu'il subit, et qu'il ne comprend pas ce qui lui arrive. Clairement, il n'a jamais vécu en Égypte et il est rentré dans un mouvement jihadiste en se trompant de porte à la sortie du cours d'aquaponey qu'il prenait chez les Bisounours...

Plus loin, on a Wafa, la fille voilée qui a un petit copain. Alors oui, que des filles voilées pour avoir la paix dans les transports en commun ou avec leur famille puissent avoir une vie sexuelle, cela existe; certaines ont même abandonné toute religiosité au-delà des apparences extérieures. Mais qu'elle laisse un garçon poser sa main sur elle en public, dans la rue ? Il est sûr qu'il parle du Caire et pas de Riverdale, Galandon ?

D'ailleurs j'ai dit que je ne connaissais pas spécifiquement l'Égypte, et si de ce que j'en sais la vieille ville notamment connaît une ségrégation socio-spatiale bien inférieure à celle qui existe en France, il y a effectivement des quartiers très riches, des quartiers très pauvres et beaucoup d'intermédiaires entre eux. Je peux donc me tromper, mais le quartier semi-populaire que montre l'auteur pour cadre de vie de son héros ne me paraît avoir ni les densités de population ni le fonctionnement social que l'on trouve dans le Caire vécu par ses habitants plutôt que fantasmé par des auteurs en mal d'exotisme (mais un exotisme qui ne soit pas trop différent de chez eux, quand même).

L'émission télé me paraît tout aussi surréaliste, bien que je doive avouer ne pas suivre la télé égyptienne. Al Jazeera a énormément modernisé le paysage télévisuel arabe, et un tel plateau contradictoire n'y serait pas impossible (même s'il me semble que leur présentatrices n'ont pas une tenue si occidentalisée). Par contre la BD montre clairement qu'il s'agit d'une chaîne nationale égyptienne (je n'ai pas reconnu le logo, j'avoue aussi), qui dans la réalité ne laisse pas une telle liberté de parole.

Un des personnages secondaire mentionne le “discours d'ayatollah” d'un autre : euh, Galandon sait que l'Égypte et l'Iran ne sont même pas sur le même continent, ne partagent ni la même langue ni la même culture ?

L'embrigadement des jeunes par les mouvements salafistes, cela existe; y compris celui des enfants, ce n'est pas si mal vu même si c'est extrêmement cliché tel que présenté dans l'album. Mais la fille qui n'était pas réellement rigoriste, dont le voile n'était qu'un camouflage, et qui devient kamikaze takfirie en deux jours ? Juste voilà elle avait un voile, alors le voile ça remplace la personnalité, et ça fait qu'une femme voilée est interchangeable avec une autre ?

Je vais m'arrêter avec ce dernier exemple trouvé dans le tome 2 : le hacker auquel s'adresse le héros lui explique qu'il s'est rangé des voitures et qu'il ne pirate plus, il se contente de gérer des sites pornographiques “mais c'est légal”. Les sites pornos sont légaux en Égypte ?!??!? Depuis que Le Caire a été transféré dans le quartier rouge d'Anvers je suppose ?

Que Bamboo ne fournisse pas un budget documentation permettant un voyage de repérage en Égypte, je veux bien le comprendre. Que l'auteur d'une BD parue en 2009 n'aie pas vu l'excellent “Le Caire Confidentiel” sorti en 2017 est également assez logique. Qu'il n'aie visiblement vu aucun film de l'abondant cinéma égyptien n'est pas forcément un crime, tellement le cinéma égyptien destiné aux spectateurs arabes est, comme Bollywood, d'une esthétique et de canons tellement différents qu'il en devient hermétique à l'occidental ordinaire.

Mais il ne pouvait pas lire Albert Cossery ou Naguib Mahfouz ? Ou pour une documentation plus récente, l'Immeuble Yacoubian ? Ou au moins trouver un égyptien en France à qui faire relire l'album pour vérifier qu'il ne racontait pas n'importe quoi ?

Galandon a en gros pris un épisode de Navarro, l'a mélangé avec un reportage de BFM TF1 sur les terres sauvages et inconnues des banlieues d'au-delà du périphérique, puis s'est contenté de mettre dessus l'étiquette “Le Caire” en se disant que le lecteur n'y verrait que du feu.

À la limite, il annonce le programme dès le titre, avec sa calligraphie pseudo-arabe d'un mot pourtant écrit en alphabet latin : la réalité du monde arabe ne sera jamais pour lui autre chose que l'enrobage de la seule réalité réellement réelle, l'occidentale.

Il ne s'agit pas d'interdire à un auteur de traiter d'un sujet qu'il ne connaît pas, encore moins lorsqu'il s'agit de fiction. Et sur un sujet d'actualité, vouloir s'intéresser à ce qu'on ne connaît pas est plutôt louable comme attitude.

Mais par contre qu'il ne se soucie pas le moins du monde de se renseigner un peu au moment de le traiter, qu'il estime ne pas avoir besoin d'en connaître grand-chose pour en faire le sujet principal de son œuvre puisqu'en tant que Blanc il en détient la vérité ultime qui est la seule dont il est besoin de parler (nous sommes les gentils, ils sont les méchants), c'est quand même révélateur de l'état où en est la société française par rapport à l'Autre et notamment par rapport à l'Autre ultime qu'est devenu l'islam.