Flottement

Il sortit comme un automate. Il prit l’escalier au hasard, rata une marche et dégringola jusqu’en bas sur le dos sans rien sentir. Aïe quand même. Il a mal à la tête et il ne voit rien, il entend juste le vacarme et le cri du métro qui part. C’est assez confortable, par terre, en fait. Et puis il est trop triste pour continuer. Oui, trop triste.

« Ouh-ouh, crevette ? Ça va ? Tu t’es fait mal ? »

La voix grésille à travers le chaos spatial qui isole le petit. Il a mal un peu partout. La fraîcheur à sa tempe vient de l’humidité, comme si le béton s’était amolli en une pâte minérale. Il peut sentir les squelettes sous terre, qui tendent leurs doigts vers lui, prêts à l’embrasser. Viens te reposer, chantent-ils silencieusement. Une main douce, comme du velours, ou comme du beurre, lui caresse la joue. Elle sent le rayon gâteaux. De ses bagues, une seule est en métal… L’enfant se tourne légèrement ; soudain la pesanteur pince la peau de sa hanche entre le sol et l’os. Leur premier regard fut très surpris, très franc, et très perdu.

A la gare, quelque part dans la nuit froide, un chocolat sur le comptoir diffuse sa chaleur sucrée dans la main d’un petit garçon. Il a la bouche bée de la même façon que ses yeux sont ouverts : sans trop y penser, comme la neige tombe. Derrière ses lèvres et ses paupières brille, à peine découvert, un éclat perlé. La femme à son côté l’observe avec un calme inquiet. Ils sont liés par le long silence. Un train passe.

« Ton dos te fait encore mal ? Kilian ? – Ça va, je crois. – C’est bien. Tu devrais avoir quelques hématomes, tu sais, mais rien de grave, ça part avec un peu de pommade. Ça a dû être une belle chute ! – Oui. »

Il a la voix aussi petite qu’une souris. Maïté en sourit de pitié. Quel scandale qu’aucun passant ne se soit arrêté avant elle pour l’aider ! Il doit avoir dix ans. L’air triste qu’elle lit sur ses traits la frappe. D’ordinaire, elle n’aime pourtant pas particulièrement les enfants. Quel malheur ?… Il lui semble qu’elle le connaît. Elle n’a pas eu une enfance heureuse non plus ; elle ne tolére pas qu’on fasse du mal à ses cadets.

« Allez, bois, ça doit avoir refroidi maintenant. »

Le foulard en soie de la dame qui sent le karité ; la doudoune marron rapiécée ; le chocolat chaud. Il se sent enveloppé par un manteau qui veut le soustraire à l’air vif de l’hiver dehors, à la lumière agressive de la machine à boissons, à l’odeur de produit nettoyant qui emplit toute la gare. Le tabouret gigantesque le fait flotter loin du sol, sans vertige. La madame n’est pas comme sa mère du tout. Kilian repense à tout ce qu’elle lui a dit et il a envie de pleurer tellement fort qu’il grimace. Il boit. Le temps passe avec les courants d’air. Maïté pose la tête dans sa main. L’attente est douloureuse. La gare est presque déserte à présent. Un adolescent encapuchonné, presque une ombre, passe au loin. Un néon grésille comme elle bat de ses paupières bien fardées. Elle ne se souvient pas de la dernière fois qu’elle a passé autant de temps à ne rien faire. Devant la photocopieuse, peut-être. Au travail sans doute. Le gamin a l’air de s’être endormi, la tête entre les bras croisés. Un élan d’affection sincère lui fait tendre la main pour peigner ses cheveux hérissé, mais il l’a vue dans son demi-sommeil et son œil affolé surgit dans sa figure. Il sursaute. Maïté est désolée ; soupire. Ses parents ne lui ont jamais appris leur numéro de toute façon. Kilian voit plus clair maintenant. Il admire la dame. La première chose que son père dit en voyant une femme, c’est toujours si elle a la trentaine ou la quarantaine. Lui, il ne sait pas trop ce que ça veut dire. Il s’en fiche. Il trouve que Maïté est très stylée. Il n’a pas voulu lui dire ce qu’il s’était passé, et elle n’a pas le cœur de le lui arracher. Il est tard. L’éternité est interrompue par la lumière d’un phare. Serait-ce ? …

Maïté regarde la voiture qui clignote sous les lampadaires en s’éloignant. Un grand silence, plus doux qu’aucune musique, descend dans la rue que le souffle du vent n’animera jamais. Sa poitrine est écrasée par tout le poids du monde mais sa figure est neutre. Ils ne lui ont pas laissé une bonne impression. Quelques paroles méchamment brèves. Ils l’ont pris. Sous quelques étoiles vernies d’émail cette nuit, Maïté a le cœur au bord des lèvres.