Le Jour

Les rues étaient désertées. Où était tout le monde? Où étaient-ils tous partis? Etaient-ils même partis? Je sais que ce n'est pas un rêve, le ciel est entièrement bleu et il fait si chaud, quand je suis sorti, la porte était fermée à double tour, à double tour, mais personne? La rue est là. Les façades aussi. Mais les rideaux? Restent clos? Je ne peux plus bouger. Ma course m'a laissé haletant, et des vertiges. Des épingles transpercent ma tête, quelque chose dans le bleu vibre, c'est au dessus de nous. Il est treize heures.

Par la fenêtre d'un bus, une femme regarde l'horizon. Les couleurs sont fantastiques, ocre et écarlate. Un bruissement minéral vient d'en dehors, c'est le vent. Ses lunettes de soleil empêchent de voir ses yeux. Sur ses genoux, elle porte un cageot rempli de terre, et quelques fleurs fanées. Elle attend, assise en son long voile; seule.

Enfin, du repos. L'ombre est épaisse par ici, un coin parfait pour une sieste. Napoléon lui-même faisait sans cesse des siestes, après tout, je n'ai rien à me reprocher! J'ai de l'eau. C'est presque propre. Le gamin est calme. Nous sommes en sécurité. Je touche distraitement mes lèvres. Non, nous ne pourrons pas rester ici. Nous devons trouver les autres. Combien en reste-t-il? Les mêmes questions, encore, et encore. Nous sommes deux: il doit y en avoir d'autres. D'autres personnes. Me répétai-je. Ici aussi les horloges sont arrêtées. Il y a quelques posters sur les murs de la chambre, et les étagères sont encombrées de bibelots épars. Exposée plein Nord. Je dois faire un effort pour estimer le temps depuis que tout ça a commencé. Deux, trois jours? Est-ce que ça veut encore dire quelque chose? Je devrai bien me décider à nommer cet instant. L'abandon? Le départ? La détresse? Je ne peux pas. J'ai toujours peur. Peur. N'y pense pas. Peur de reconnaître que les rues vides, la ville morte, les cadavres sont vrais. Et pourtant l'odeur âcre de la terre desséchée, elle est là! Les chairs sanglantes, et le silence! Non, n'y pense pas. Les cendres dans le vent d'Est! Mes mains poussiéreuses! Non. La soif! Et la douleur, de voir ceux que j'aimais, MORTS! J'ai fermé les yeux de mes propres parents, parce que le soleil, au beau milieu du ciel, est immobile! Et ma rage, et mon malheur, débordent de mes yeux, et arrachent mon cœur.

Tout est de sel. Les cristaux abiment ses semelles de paille, il peut les sentir sous ses pieds. Il a renoncé à atteindre la mer. Le dos courbé, il ramasse des algues. S'aventurer sur l'estran ressemble de plus en plus à de l'exploration spatiale: le paysage est lunaire. Seuls quelques pêcheurs d'algues, comme le vieil homme, dessinent du relief. Embarrassés par leurs grands parasols, leurs mouvements sont lents et précautionneux. De la falaise, les vigiles les observent, protégés par la fraîcheur relative des cavernes calcaires. Dans les profondeurs du refuge, les algues récoltées trempent dans le lac. A la première pluie, les survivants du port surent que l'espoir était toujours possible sous le Jour; la mer qui reculait toujours retombait du ciel. Alors ceux que la lumière n'avait pas assassinés, et qui ne s'étaient pas laissés mourir, s'étaient rassemblés sous les nuages, écran protecteur. Ils étaient faibles, ils étaient fous, mais ils vivaient. Et c'est ainsi que dans la falaise, sous les voûtes blanches, une communauté d'humains s'accrochait encore à l'existence.

Nous fuyons. Pour la première fois, une autre perspective que les rues désertes de la ville fossile s'ouvre devant moi. Là-bas, ce n'est plus ma maison. J'ai trouvé une voiture, et des bidons d'essence, et le vent sur ma paume qui promet le changement. Je dois perpétuellement arracher les émotions qui pénètrent mon corps. La route chante, et j'hume l'air. Adieu. L'enfant a bien attaché sa ceinture. Nous partons pour le Couchant.

Si l'on pouvait se percher sur le rebord des cieux, on verrait sur la Terre une grande stupeur. Pour ceux qui l'ont connu, le monde d'avant est parti. L'étoile de cette planète, le dieu de ce jardin, ne marche plus. Le char flamboyant, la barque bienfaitrice, le buveur du sang des hommes et la source de toute vie a interrompu son cycle. Une seule face du monde reçoit son énergie, fléau de lumière; l'autre gèle doucement d'une nuit figée. La vie ne sait que faire; l'harmonie est compromise. Les lignes des flux changent, et les éléments mêmes se confondent de nouveau: les nuages nimbent toujours plus nombreux l'atmosphère, offrant un répit. L'extinction est proche, c'est certain; mais toute métamorphose n'est pas fatale, et les extrêmes se rejoignent.

Il doit avoir cinq ans. Je le prends dans mes bras autant que j'en ai l'occasion. Il n'a pas l'air de comprendre autre chose que le fait qu'il a tout perdu: je n'ai même pas pu lui mentir. Ses cheveux se collent en paquets cireux. J'évite les cités: à bien y repenser, je ne fais pas tellement confiance à ceux qui pourraient y survivre. Tu es un monstre. Non! C'est déjà un miracle que nous vivions encore. Je ne dois pas nous mettre en danger. Et les autres, sont, un danger. J'inspire profondément. L'Asie est donc si grande? Sur les quelques cadrans qui ne sont pas brisés, l'heure est invariable: treize. Nous devons continuer, coûte que coûte. Le coffre est plein de bouteilles en plastique, remplies d'eau ou d'essence. Nous avançons en siphonnant les carcasses des véhicules qui jonchent la voie. J'aime bien dire “nous”. La Chine s'étend à perte de vue sous l'orbe du Soleil.

Le cœur de la femme du bus fleurit. Devant elle, entre ses mains noires pleines d'une terre choyée, une pousse. Son regard est constellé. Elle rempote la plante et la replace dans sa rangée. La cultivatrice se relève; ses mouvements resplendissent de détermination. Elle portera ses fruits. C'est le début.

Le voyage s'étire. Maux de tête. Nous chantons contre l'horreur qui susurre ses menaces. Nous avons croisé une forêt effeuillée. L'ombre est notre nouveau foyer. La voiture est couverte d'aluminium. Au loin, j'ai cru apercevoir une vague forme blanche. Je souhaite ne pas m'être trompé, l'espoir me tiraille le ventre. Je ne conduis plus avec autant d'attention. Je me suis rendu compte: la chance cessera de durer. Est-ce que ça aurait été plus facile de mourir là-derrière? Oui. Le temps ne se mesure plus. J'ai réfléchi: si un havre existe, il est au bord de la journée et de la nuit. Mais nous sommes tellement petits, et si lents. Il est midi.

Sur le toit, une humaine fixe l'espace. Elle est enveloppée de couvertures aux odeurs toutes différentes. Le nouveau zéphyr souffle encore et toujours le froid nocturne de la Face Cachée. Elle fredonne. Les radiations peignent en l'air des rubans verts. Ca va aller. Ni demain, ni hier, n'existent. Seuls la lueur haïssable et ses cheveux rêches qui rentrent dans sa bouche sont réels. Un choix préoccupe: sont-ils en aube ou crépuscule? Dichotomie. Elle sait que c'est la Dämmerung. Et peu importe si l'Homme reste.

Nous en avons rencontrés d'autres. Ca a été un choc. Tout ce temps sans personne qu'un enfant m'a abruti. Nous sommes des sauvages. Ils campaient sur le chemin. Je n'ai pas fait demi-tour. Ils sont cinq bienveillants. Une m'a donné des feuilles, que je mâche le regard perdu. Je n'arrête pas de gémir des remerciements. Je pue l'essence. Mon fils, ou mon frère? ne veut pas se séparer de moi, ni moi de lui. Il m'aime? Je ne veux plus souffrir. Les hôtes ont un véhicule à énergie solaire. Quelle ironie... Mes plaies sont béantes. Je ne sais pas si je guérirai.

L'obélisque à la pointe d'or a été abattu. Ca allait arriver, tôt ou tard. Elle sourit. La rancœur de l'humanité est partagée par tous; mais la bile finit toujours par se diluer dans le lait. Le sanctuaire s'agrandit, lune après lune. La terre est sans cesse retournée de dizaines de mains attentionnées. La vapeur des cuisines s'échappe des toits de terre. Dans sa main gauche, la femme tient un éclat d'ivoire et une opale polie; et dans sa main droite, un fruit.

De Phoebe et d'Aurore, d'opaline et d'Ivoire, Le chagrin des deux sœurs du matin et du soir Nimbe les horizons d'une étrange vapeur. La déesse aux doigts roses! Recherche le bonheur.