Discrédité depuis des années, le discours austéritaire revient en force Michel Barnier a confirmé l’entrée de la France dans la logique austéritaire. Désormais, le cœur de toute politique économique semble être redevenu la baisse des déficits par la baisse des dépenses, malgré les leçons terribles du passé.

Par Romaric Godin, le 2 octobre 2024 à 12h54

Une des facettes les plus décourageantes de la pensée des économistes est l’éternel retour des mêmes erreurs et la capacité des économistes orthodoxes de ne rien apprendre. Quinze ans après le début de la récession européenne provoquée par l’injonction austéritaire, la France rejoue la même pièce, avec les mêmes arguments et, parfois, les mêmes acteurs.

La comédie prend toujours les mêmes allures. Un nouveau gouvernement arrive, souvent soutenu par les forces politiques qui ont contribué à la situation, et pousse des cris d’orfraie en feignant de découvrir une situation budgétaire dégradée. Dans le cas présent, cela a été l’annonce la semaine passée par le nouveau ministre délégué aux comptes publics, Laurent Saint-Martin, d’un déficit public de 6 % du PIB cette année.

Dès lors, et c’est la première marche vers l’austérité, une focalisation médiatique et politique se fait sur la question budgétaire. Le déficit devenant « hors de contrôle », les marchés devenant « inquiets » et une crise de la dette devenant « possible », tout se passe comme si le seul débat possible de politique économique était la réduction du déficit. Cette réduction est présentée comme urgente, incontournable et isolée de tout contexte macroéconomique. Il faut réduire le déficit, vite, et voilà tout.

Les « experts » parlent alors pour évaluer le rythme de la consolidation budgétaire, les « milliards à trouver » et les moyens de les trouver. Ici, un débat se met en place sur la méthode. Mais il est déjà trop tard, le vrai débat, celui sur le cadre économique de cette hausse du déficit et de l’inefficacité des politiques menées jusque-là que traduit précisément la hausse du déficit, est déjà refermé. Il ne reste que deux moyens : la hausse des impôts et la baisse des dépenses.

Et c’est le deuxième étage de la fusée de l’austérité. La hausse des impôts est très débattue, on s’interroge sur son impact sur la croissance, l’attractivité, l’investissement, l’emploi. On en conclut qu’il faut y aller doucement, de façon temporaire et symbolique. C’est une contribution « politiquement et moralement nécessaire », affirme dans un entretien à Challenges l’économiste Olivier Blanchard, dont on rappellera plus loin la responsabilité dans la crise grecque.

Bref, c’est une pincée de « justice fiscale » qui, en réalité, a pour fonction principale de s’offrir le droit de conserver l’essentiel des baisses d’impôts du passé et de faire porter l’essentiel de l’effort sur les dépenses. Renoncer temporairement à 8 des 50 milliards d’euros annuels de baisses d’impôts réalisées sur le premier quinquennat Macron tout en s’offrant un quitus « moral et politique », voilà qui n’est pas une si mauvaise affaire.

Car, du côté de la réduction de la dépense publique, ces belles précautions n’existent pas. L'effet sur la croissance est nié. Dans le projet de loi de finances, la croissance restera stable à 1,1 %, malgré les coupes de plus d'un point de PIB. Les coupes ne sont jamais précisées. De fait, expliquer que l’on financera moins la santé, l’éducation, les transports, la vieillesse, détruira sans doute la belle vertu dont les défenseurs de l’austérité aiment à se draper. Ce petit raccourci et l’absence générale de contexte permettent de voir dans la « baisse de la dépense publique » un levier moins douloureux, plus sain et plus efficace pour réduire le déficit.

Aussi les membres du nouveau gouvernement ont-ils prévenu que c’est là que se portera l’essentiel de l’effort. C’est ce que Michel Barnier a précisé lors de sa déclaration de politique générale devant l’Assemblée nationale le 1er octobre : « Le premier remède de la dette, c’est la réduction des dépenses publiques. » Il est venu confirmer la déclaration de Laurent Saint-Martin le 25 septembre : « Nous redresserons les comptes en réduisant nos dépenses d’abord et prioritairement. » Le premier ministre en a d’ailleurs rajouté en appelant à plus d’efficacité et de productivité dans la sphère publique. Avec un résultat concret : la réduction de 40 milliards d'euros de la dépense publique sur 2025 annoncée dans la prochaine loi de finances.

2010 : l’austérité expansive

C’est ainsi que l’on atterrit sur une logique parfaitement alignée sur celle qui a présidé aux décisions du printemps 2010 lorsque l’Europe entière a basculé dans la récession. À l’époque, tout avait été construit également pour rendre cette réduction de la dépense le plus bénigne possible. À l’époque, Olivier Blanchard était chef économiste du Fonds monétaire international (FMI) et il avait produit des prévisions sous-estimant ce qu’on appelle le « multiplicateur budgétaire », c’est-à-dire l’impact de la politique budgétaire sur la croissance.

Dans un entretien célèbre au quotidien italien La Repubblica, le président de la Banque centrale européenne (BCE) d’alors, Jean-Claude Trichet, assurait en juin 2010 que « tout ce qui permet d’augmenter la confiance des marchés, des entreprises et des investisseurs dans les finances publiques est bon pour la consolidation de la croissance et la création d’emploi ». Et d’ajouter : « Je crois fermement que dans les circonstances actuelles, des politiques destinées à inspirer la confiance vont soutenir et non réduire la reprise économique. »

Ce discours de « l’austérité expansive », c’est-à-dire de la croissance soutenue par la réduction des dépenses publiques, trouve son origine dans un article de 2009 de l’économiste italien Alberto Alesina qui avait comparé les effets de la consolidation budgétaire par la baisse des dépenses et par la hausse des impôts. Il avait alors prétendu que la première méthode protégeait la croissance.

Cette étude, traduite dans un ouvrage publié peu avant le décès de l’économiste en 2019, Austerity: when it works and when it doesn’t (Princeton, 2019, non traduit), est très contestée. Mais elle a été une bénédiction pour les tenants de l’austérité, qui l’ont utilisée pour prétendre que la réduction des dépenses était une mesure de bonne politique.

Ignorance

Dans les faits, « l’austérité expansive » a été un désastre. Les dépenses publiques ne sont pas parasitaires pour l’économie, elles viennent l’irriguer et renforcent les conditions dans lesquelles la valeur est produite. Lorsqu’on réalise des coupes, au lieu d’améliorer l’efficacité de l’action publique, on réduit les fondements mêmes de la vie économique : la santé, l’éducation, les infrastructures…

Les baisses de la dépense publique ont donc des impacts économiques : elles affaiblissent la demande, l’investissement et l’attractivité. « L’austérité est une idée dangereuse parce qu’elle ignore les externalités qu’elle génère », résumait dans un ouvrage important l’économiste britannique Mark Blyth (Austerity. History of a dangerous idea, Oxford University UP, 2013, non traduit), en 2013. Derrière les appels aux coupes, il y a cette ignorance.

Or, c’est cette même ignorance qui condamne les politiques d’austérité à l’échec économique et aux désastres pour la société. Sur le plan strictement économique, les discours sur la reprise de la croissance en Grèce ces dernières années manquent la réalité de l’état de ce pays : le PIB grec du deuxième trimestre 2024 était inférieur de 23 % à celui du même trimestre de 2007. Son niveau actuel le ramène à celui de 2001. Ce pays a donc perdu, en termes de PIB, près de vingt-trois ans.

Le cas grec est certes extrême, mais le cas actuel de l’Allemagne vient montrer les effets sur le long terme de l’austérité, y compris sur les économies qui semblent les plus solides. On rappellera aussi le cas italien qui, depuis des décennies, affiche un excédent primaire (hors charge de la dette) alors que son économie est stagnante depuis un quart de siècle. Les pays qui ont réellement récupéré de la crise de 2010-2015 sont ceux qui ont tourné le dos à l’austérité, comme l’Espagne et le Portugal.

L’austérité tue, on a tendance à l’oublier.

Dans les années 2010, plusieurs études ont mis en lumière les effets sur le long terme de l’austérité, qui viennent contredire les beaux modèles d’Alberto Alesina. C’est ce que l’on appelle l’effet d’« hystérèse » qui a été mis en avant par Lawrence Summers et Antonio Fatas, deux économistes mainstream dans un article devenu célèbre de 2018.

Selon eux, on ne constate aucune reprise des gains de productivité sur le temps long après une réduction de la dépense publique. Dans ces conditions, soulignaient les deux auteurs, la « consolidation fiscale » est largement autodestructrice sur le plan budgétaire : elle ne permet pas de réduire réellement l’endettement et les déficits parce qu’elle affaiblit la croissance dans le temps.

Mais l’austérité a des conséquences plus larges. Les coupes budgétaires conduisent à une dégradation durable du cadre économique et du cadre de vie. L’austérité tue, on a tendance à l’oublier. Dans les pays touchés par ces politiques, les suicides se sont multipliés, tandis que les systèmes de santé se délitent et que les infrastructures se dégradent. Les quarante-trois décès de l’effondrement du pont Morandi à Gênes en 2018 sont là pour le rappeler.

Les colombes sont redevenues faucons et nous resservent sans vergogne la recette qu’elles ont jadis tant critiquée.

Dans la deuxième moitié des années 2010, la plupart des économistes orthodoxes et des dirigeants politiques avaient juré qu’on ne les y reprendrait plus. Ils avaient, assuraient-ils, retenu la leçon et les effets de l’austérité. On nous avait même promis un nouveau pacte budgétaire européen prenant en compte les erreurs du passé et qui serait « plus souple ». Mais tout cela est oublié désormais. Voilà que la France doit à nouveau, sous la pression de ses élites économico-politiques, basculer, avec la même mécanique et les mêmes arguments, vers l’austérité.

Les économistes « de centre-gauche », ces « néokeynésiens » qui avaient mené les travaux sur l’effet d’hystérèse, viennent désormais réclamer des baisses de dépenses. C’est le cas du chroniqueur du Financial Times Martin Sandbu, une des figures de la critique de l’austérité de la fin des années 2010, qui appelle désormais, dans une chronique du 26 septembre, la France à couper les dépenses… et les impôts.

Il en est de même d’Olivier Blanchard, dont toute l’activité après son départ du FMI a été de faire oublier sa complicité dans le désastre grec et qui a été l’un de ceux qui ont développé cette idée d’hystérèse de l’austérité. Mais, désormais, il appelle, dans l’entretien à Challenges, à réduire tranquillement les dépenses de 90 milliards d’euros pour atteindre l’équilibre primaire du budget. Les colombes sont donc redevenues faucons et nous resservent sans vergogne la recette qu’elles ont jadis tant critiquée.

L’explication de ce revirement est simple. Les économistes orthodoxes sont moins des scientifiques que des baromètres de l’intérêt du capital. L’austérité est une politique antiredistributive qui favorise les grands groupes du secteur privé en fragilisant le secteur public et donne la priorité au capital financier par rapport à l’intérêt général. C’est aussi et surtout une politique de répression sociale qui cherche – et souvent réussit – à briser toute résistance dans la société face au capital. Très souvent, les politiques d’austérité induisent aussi des luttes politiques concrètes. Le cas grec vient rappeler combien l’austérité a pu écraser toute forme de résistance dans la société.

C’est pourquoi l’austérité répond à la situation actuelle, celle où il devient nécessaire de maintenir un taux de rendement du capital élevé avec une croissance de plus en plus faible. Pour maintenir cet écart, le monde du capital a besoin de politiques concrètes : le maintien de l’essentiel des soutiens au secteur privé (que la taxe exceptionnelle ne viendra pas remettre en cause mais au contraire sécuriser), la sécurisation des rendements du capital financier et, enfin, la marchandisation croissante de la société. Pour développer un tel programme, il faut en finir avec les résistances. L’austérité semble donc répondre à ces exigences. Aussi est-elle désormais à nouveau portée à l’ordre du jour par la classe politique, avec la validation des économistes.

Romaric Godin