Fresque du climat : racisme, sexisme, ethnocentrisme et technosolutionnisme
Edité le 5 septembre 2023 avec des apports dus à des discussions avec mes collègues.
Nous sommes nombreux et nombreuses maintenant à avoir fait des fresques du climat, et même pour certain.e.s à avoir subi la formation qui permet de devenir “fresqueur” à son tour. C'est mon cas, mais je ne suis pas répertoriée, ayant décidé immédiatement de ne pas propager cette vision des choses. Je l'ai ensuite refaite plusieurs fois, dont une avec des collègues anthropologues et climatologues. Les discussions sur le fond abordent cet objet sous différents angles. J'ai déjà expliqué sur mastodon pourquoi je refuse de la faire en tant qu'animatrice dans mon rôle d'enseignante-chercheuse. Le souci principal, indépendamment du fond, est que les supports doivent être utilisés tel que, sans modification. Ça ne rentre pas (du tout) dans la conception que j'ai du travail d'enseignant-chercheur, où le partage de supports sans contrainte et la réutilisation avec modifications sont la norme. Par ailleurs l'activité elle-même ne laisse aucune place à l'improvisation pour s'adapter aux réactions du public. Bref, encadrer une fresque, ça n'a rien à voir avec mon métier.
Dans ce petit billet je vais parler du fond et essayer de résumer pourquoi j'aurais bien voulu pouvoir au moins modifier le choix des images : je trouve ce “jeu” tel qu'il est à la fois raciste, sexiste, caricaturalement occidentalo-centré, et de nature à n'induire que des réactions technosolutionnistes (ou pire).
La fresque terminée
La fresque terminée (et les fresqueurs veillent au respect de la pensée du concepteur qui détermine aussi la forme de la “solution”) se présente un peu comme un schéma flot de données avec des rétroactions, orienté globalement de gauche à droite. Dans un tel schéma on a des boites qui représentent des traitements, et des fils orientés entre les boîtes qui représentent des flux de données, donc. Chaque boîte a des fils entrants (les données à traiter) et des fils sortants (les résultats produits). Il est d'usage courant de placer les entrées globales à gauche, et les sorties à droite. Globalement les données coulent donc de la gauche vers la droite, dans le sens de lecture usuel... en occident. Les boucles de rétroaction sont des sorties de boîtes qui retournent en arrière comme entrées d'autres boîtes, fromant ainsi des cycles au sens des graphes. C'est un outil classique de plusieurs domaines de l'ingénierie, on en trouve partout en informatique, en automatique et théorie du contrôle, etc.
Dans la fresque, le gros de l'exercice consiste à organiser les fiches selon un ordre partiel de causalité. Ce n'est donc pas à strictement parler un schéma flot de données, mais le résultat y ressemble beaucoup. Le schéma solution de la fresque se présente comme suit :
sur la gauche on trouve les activités humaines, qui sont des entrées de...
la grosse machine climatique centrale, qui présente des boucles de rétroaction internes (comme par exemple : plus le climat se réchauffe, plus le permafrost fond en dégageant du méthane, plus l'atmosphère se réchauffe), et qui a comme sorties...
les impacts néfastes sur le climat et par conséquent sur les populations, représentés sur la droite.
Il est important de noter qu'il n'y a pas de boucle de rétroaction globale, et que le diagramme se lit clairement de gauche à droite.
Interprétations
Sexisme
C'est extrêmement caricatural, on dirait un extrait de Pépite Sexiste. Parmi les activités humaines à placer en entrée on trouve :
un homme (blanc, voir plus bas) portant grosse montre et costume, au volant d'une voiture haut de gamme ; une image de sérieux et de respectabilité, donc.
une femme en dos-nu portant négligemment sur l'épaule un bouquet de sacs de courses, qu'on devine plutôt de boutique de mode que de chez Lidl ; bref, une image de frivolité et d'insouciance.
Pas plus de commentaire.
Racisme
Les activités humaines en entrée sur la gauche sont représentées par l'activité de pays riches (avions, grosses voitures, usines bien propres, agriculture avec tracteurs, nourriture de restaurant haut de gamme avec jolis verres de vin), et par des individus blancs pris en photo de dos. Les impacts néfastes en sortie sur la droite sont représentés par des enfants noirs de pays pauvres marchant dans l'eau d'une crue, pris en photo de face, comme dans les pires vidéos de “charity porn” (voir aussi les cartes “famine”, ou “santé humaine” ou encore “réfugiés climatiques”).
Exception notable : les canicules sont représentées par des touristes blancs mais bronzés, peu vêtus et s'aspergeant d'eau (il y a encore de l'eau, donc, ce n'est pas si grave, on s'adaptera en vivant comme en vacances). Les conditions de vie en cas de combinaisons température/humidité létales ne sont pas représentées. En juin 2023 des ouvriers réparant les réseaux électriques au Texas sont morts au travail, pendant que le reste de l'état mettait la grille électrique à rude épreuve en branchant la climatisation à fond partout.
Alors bien sûr quand je fais ces remarques sur l'inégalité flagrante de représentation des populations, la réponse standard c'est : mais c'est vrai ! Ce sont les pays riches qui sont responsables des dégâts sur les pays pauvres. Oui, certes. Mais il y a des activités à préserver à droite aussi. Pas seulement des populations à “sauver”.
Le choix des cartes véhicule une image de sujets/objets extrêmement gênante. En gros, nous admettons être responsables, mais nous nous posons comme producteurs (exclusifs) de solutions. A gauche des sujets, à droite des objets. Il ne suffit pas de reconnaître que les pays riches ont plus d'impact que les autres. Encore faudrait-il commencer à accepter l'idée qu'on pourrait demander leur avis aux habitants desdits pays pauvres sur leur manière de voir l'ensemble du problème. Peut-être pourraient-il nous apprendre des choses en matière de mode de vie plus sobre ? Je rêverais de faire la fresque à l'envers, c'est-à-dire de regarder le schéma de la droite vers la gauche, en posant comme objectif de revenir à une vie normale dans les pays où les dégâts se font déjà sentir, et de retraverser la machine climatique à l'envers pour arriver à des “conséquences” (des exigences) sur le changement des modes de vie et des activités des pays riches, et plus généralement de leur organisation du monde.
Technosolutionnisme
Contrôler la machine climatique
Une interprétation évidente du schéma complet est induite par la vision d'ingénierie de la fresque finale : il s'agit de préserver les entrées et de minimiser les sorties, en “tournant” les boutons et manettes de la grosse machine centrale. Les acteurs agissants sont ceux de gauche, les non acteurs subissant sont ceux de droite. Le climat est une machine comme une autre. On comprend bien d'où peuvent venir les idées de géoingénierie. La focalisation sur une seule “variable”, le climat, masque complètement les effets d'interaction avec d'autres variables au moins aussi importantes.
Vision linéaire
Un des gros soucis c'est que le schéma final ne reboucle pas : on a un raisonnement qui va des entrées à gauche aux sorties à droite. Les allers-retours éventuels sont concentrés dans la partie centrale, pour illustrer les rétro-actions entre phénomènes physiques. Mais on ne remet jamais l'humain dans la boucle. Cela donne une vision très linéaire qu'on n'a pas tendance à remettre en cause.
Par exemple le “jeu” n'est pas fait du tout pour qu'on puisse faire un raisonnement d’enchaînement de conséquences en regardant par exemple ce que ça donnerait de baisser les activités humaines représentées sur la gauche. Si j'enlève complètement l'avion, quelles conséquences “négatives” ça a (sur le tourisme, les déplacements professionnels, le transport international, ...) et pour quelles conséquences positives (baisse des émissions de CO2) ? Si je prétends faire des avions “0 carbone”, qu'est-ce que ça implique sur le partage de l'énergie entre cette activité et d'autres plus vitales ? Voir par exemple cette tribune Le zéro carbone et l’infinie voracité du transport aérien.
Invisibilisation des inégalités
Un autre gros souci, c'est le contournement de la notion d'inégalités de répartition des consommations. En posant comme standard d'illustration des activités humaines le mode de vie des occidentaux relativement riches (grosses voitures, mode, avions, ...) on n'est pas conduit à questionner leur nécessité, ou à raisonner en prenant comme standard les activités beaucoup plus réduites d'autres populations.
Absence de limites
Enfin la fresque finie n'est pas une image appropriée pour représenter les limites planétaires, ou l'espace disponible du donut. L'ensemble du schéma flotte dans un espace conceptuel sans limites, ce qui renforce l'idée (fausse) qu'il y a une marge de manoeuvre infinie pour essayer de “régler” le fonctionnement de la machine climatique.
Absence des infrastuctures numériques et de communication
Dans les activités humaines, rien sur le monde numérique. C'est une curieuse impasse. Le discours public est saturé de promesses de la dématérialisation, de numérique optimisant et autres solutions de type Green-by-IT, d'IA pour optimiser l'allocation mondiale de ressources, etc. Dans ces conditions, ne pas inclure le numérique dans les activités humaines (ses infrastructures, ses usines de microélectronique, sa dépendance aux mines, etc.) risque de conduire à des idées nettement technosolutionnistes.
Critiques générales sur la forme “fresque”
Globalement je crois que j'ai un problème de fond avec ces activités de type fresque, où on finit toujours par s'interroger sur la notion de “relation” entre les cartes qui doit gouverner leur placement relatif, avec un animateur qui vérifie que c'est comme dans la “solution”. On finit par perdre de vue le fond des idées qu'on manipule, pour s'empailler sur la manière de les organiser les unes par rapport aux autres de manière plus ou moins logique (faire ça avec des informaticiens est particulièrement caricatural, puisque nous ne supportons pas de voir une flèche ou un graphe dont la sémantique n'est pas clairement définie). Certaines relations sont déjà écrites dans les textes explicatifs au dos des cartes (ce qui est d'ailleurs franchement infantilisant, ça ne laisse pas plus de place à la réflexion que s'il était écrit directement “carte à placer à droite de la carte X”).
Dans la fresque du climat on peut passer pas mal de temps à organiser les relations entre les phénomènes physiques, et c'est intéressant d'un point de vue physique. Mais d'une certaine manière ça reste un peu “le nez dans le guidon” et on n'arrive pas à la conclusion globale : le réchauffement est réel, et clairement d'origine anthropique. La trajectoire actuelle est catastrophique. Il y a un grand saut entre les considérations physico-chimiques qui permettent d'organiser les cartes de la machine climatique, et ensuite les réflexions nécessaires pour placer les autres cartes. Imposer des modes de pensée des sciences dures aux sciences humaines et sociales qui entrent en jeu autour de la machine climatique, c'est soit naïf, soit très politiquement orienté.
Le faux argument de la “créativité”
La fresque n'est pas un jeu à proprement parler, et la créativité qu'on est censés laisser aux “joueurs” une fois les cartes disposées se limite à inventer un titre et à produire des fioritures dans le style des flèches, à la rigueur des patates de groupement. C'est bien pauvre.