Il est urgent de ralentir

L'université et le changement climatique (texte écrit en juillet 2020, retouché fin août 2020, et plus depuis.)

En plein examen de la LPPR[^1] à l'Assemblée Nationale (merci aux collègues qui supportent le spectacle désolant de cette mascarade pour nous en faire des résumés déjà bien assez déprimants comme ça), le texte qui suit paraîtra peut-être un peu lunaire. Pourtant réfléchir au rôle et à l'avenir de l'université est parfaitement d'actualité au regard des déréglements climatiques et des bouleversements à venir.

Force est de constater que, en ce qui concerne les défis du changement climatique comme sur beaucoup d'autres aspects déjà évoqués par ailleurs, il est difficile d'imaginer une vision de l'université qui soit plus à côté de la plaque que la vision starifiée et précarisée promue par la LPPR. Réfléchir, comprendre et transmettre semble tout simplement devenu ringard.

Nous sommes nombreux, dans le monde universitaire, à être tiraillés en permanence entre deux idées apparemment contradictoires : d'une part le sentiment d'urgence climatique et l'idée que les mesures à prendre pour y faire face ne viennent pas assez vite dans nos environnements de travail, d'autre part le constat que notre métier est devenu complètement fou en s'accélérant au-delà du raisonnable. Nous passons beaucoup de notre temps à faire beaucoup de choses (mal) dans des délais intenables, et avec de moins en moins de moyens, surtout humains. Il s'ajoute à cela une dérive générale vers le management par “indicateurs”. Nous en arrivons parfois à un point caricatural où nous passons un temps considérable à imaginer comment sera mesuré l'impact de travaux pas encore commencés (et que nous savons à l'avance impossibles à réaliser correctement dans le temps imparti). Parmi les chercheurs et enseignants-chercheurs la démarche “slow-science” plait de plus en plus, conduisant à l'idée de sélectionner ce que nous pouvons encore espérer faire bien, avec les moyens à notre disposition, et pas plus. C'est difficile, mais l'alternative est d'y laisser notre santé ou de devenir cynique, ou les deux, et de toutes façons sans avoir pu exercer notre métier de réflexion.

De nombreuses universités dans le monde ont compris que l'urgence climatique devait figurer en bonne place dans leur stratégie, ne serait-ce que pour des questions d'image et d'attractivité vis-à-vis des étudiants. Elles déclarent l'état d'urgence climatique, se retirent de grands projets technologiques jugés inutiles ou néfastes, mettent en place des incitations à limiter les déplacements en avion, réalisent leur bilan de gaz à effet de serre, voire affichent des objectifs de neutralité carbone sur des périmètres variables et parfois avec des échéances aussi proches que 2030. Même si la notion de neutralité carbone n'a pas beaucoup de sens à l'échelle d'une organisation, c'est un signe que les universités commencent à prendre au sérieux les résultats des recherches qui sont faites en leur sein sur le climat.

Dans tous ces plans stratégiques il manque toutefois un objectif absolument essentiel : ralentir et réduire la voilure. Je suis convaincue qu'il est impossible d'atteindre la neutralité carbone, quels qu'en soient le périmètre et l'horizon temporel, sans remettre en cause profondément le fonctionnement actuel de l'université, et en particulier la course folle aux classements, aux financements, etc. L'objectif principal devrait être de ralentir, de faire moins mais mieux, de retrouver le temps de la réflexion, de faire les choses avant d'en inventer les instruments de mesure. Pour préparer l'université de 2030 il nous faut réfléchir à ce que nous voulons et pouvons conserver de notre fonctionnement actuel, tant il est évident que nous ne pourrons pas tout conserver. Il nous faut remettre en cause le globe-trottisme effréné, le pilotage à court terme, les objectifs même de la recherche parfois...

Toutes nos structures académiques sont prises dans ces courses folles dont il est très difficile de s'extraire. Si les objectifs stratégiques liés à l'urgence climatique continuent à s'inscrire dans le fonctionnement actuel des universités, en se coulant dans le moule des appels à projet avec dossiers de 20 pages, livrables à court terme et évaluation par indicateurs, si l'urgence climatique nous conduit à ajouter de nouvelles courses à celles dans lesquelles nous sommes déjà engagés collectivement, alors tout cela est voué à l'échec. Définir dans l'urgence des axes stratégiques liés à l'urgence climatique est en soi un symptôme que l'on ne s'attaque pas aux bons problèmes.

Pour résumer ce qui précède : il est urgent de ralentir, à l'université comme ailleurs. C'est une idée paradoxale. En termes d'urgences liées à notre environnement, nous sommes sans doute tous un peu déformés par l'imaginaire des films catastrophe. Quand l'urgence prend la forme d'une comète qui va percuter la terre dans deux ans, nous nous laissons prendre par le scénario qui montre tous les scientifiques du monde se mettant à travailler vingt heures par jour, en collaboration parfaite et immédiatement dans la bonne direction, pour trouver une solution technologique. Trois minutes avant l'impact la comète est détruite dans un grand feu d'artifice et le monde est sauvé. Cet imaginaire du chercheur qui en cas d'urgence se transforme en acteur à impact immédiat, qui ne se trompe jamais de direction, c'est très tentant, mais peu réaliste. Pour l'urgence environnementale ça ne va malheureusement pas se passer comme ça.

En tant qu'universitaire grenobloise, ayant repris ce texte dans la fournaise de mi-août, je ne peux m'empêcher de penser que lorsqu'il fera 50 degrés à Grenoble en été, il deviendra difficile de se passionner pour le classement de Shanghaï, et qu'avoir passé du temps à définir des indicateurs de verdissement nous paraîtra bien dérisoire. Cet été 2020 est aussi venu après deux mois de confinement total puis deux mois de retour partiel et difficile au rythme d'avant COVID. Les personnels sont épuisés, et cela seul devrait nous faire réfléchir aux illusions de continuité, pédagogique en particulier. Comment croire que nous pourrons maintenir l'activité actuelle des universités dans un environnement bouleversé, ou ne serait-ce que cette année 2020-2021 en cas de nouvelle vague de COVID ? La LPPR qui nous est imposée à marche forcée, en mode TINA, est un bon résumé de tout ce qu'il ne faut pas faire, pour l'université, mais également bien au-delà.

Nous rêvons d'une université qui se poserait en précurseur en proposant, sinon de freiner brutalement toute l'activité, du moins de ménager un espace pour les personnels qui veulent ralentir et réfléchir à ce que nous pouvons et voulons préserver de notre activité. Si la course folle du monde académique est telle que nos grandes universités pluri-disciplinaires construites au prix de tant d'efforts ne peuvent pas se permettre d'accueillir en leur sein la réflexion sur un autre monde possible, si même à l'université on ne peut pas se permettre de freiner la course et de retrouver le temps de la réflexion, alors où cela pourrait-il avoir lieu ?

[^1]: Loi du 24 décembre 2020 de programmation de la recherche pour les années 2021 à 2030 et portant diverses dispositions relatives à la recherche et à l’enseignement supérieur

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