La grande lessiveuse

Photo de Scott Evans sur Unsplash

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Nous allons ici nous intéresser à un ensemble de productions de l'esprit que, faute de mieux, nous regrouperons sous le nom de “objets V” : textes, images, vidéos, musiques, etc. Ces objets V sont “produits” et “consommés” (ici aussi nous utiliserons ces termes faute de mieux) par des êtres humains à des fins de divertissement, d'expression artistique, de communication personnelle ou professionnelle, de résultats ou questionnements de recherche, … Les objets V sont virtuels. Ils ne couvrent pas, par exemple, toute l'étendue de l'expression artistique : la sculpture ou le spectacle vivant en sont exclus (mais voir commentaires finaux).

Depuis toujours les objets V ont été “produits” et “consommés” à un rythme humain. On sent bien un dérapage récent, par exemple dans l'usage de la photo numérique, où le rythme de production excède rapidement le rythme potentiel de consommation. D'où l'accumulation quelque part “dans le cloud” de millions d'images sauvegardées automatiquement et que plus personne ne regardera jamais. Dans le cadre professionnel on sent aussi un dérapage dans l'utilisation du mail, le décalage entre le rythme de production et le rythme maximum possible de consommation venant ici de l'effet démultiplicateur des envois multiples. Mais, globalement, tout ça se fait encore à des rythmes humains.

Entrent en scène les IAs génératives. Elles sont conçues et vantées comme outils de production d'objets V. Le fait que cela n'est possible qu'en consommant (par pillage) de grandes quantités d'objets V est moins mis en avant par leurs promoteurs, mais c'est néanmoins un fait avéré. Une autre catégorie de consommation d'objet V par une IA générative est illustrée par les outils de génération de résumé. Il s'agit là de réaliser des tâches humaines de traitement d'objets V, désagréables ou pensées comme telles, automatiquement et plus vite. Qu'elles soient vantées pour gagner du temps sur la production et la consommation d'objets V du domaine professionnel, ou pour démocratiser la créativité dans le domaine personnel ou artistique, les IAs génératives existent désormais comme des machines à produire et consommer des objets V, en parallèle des activités humaines.

Laissons de côté ici la question de la qualité ou de l'originalité des objets V produits par les IAs génératives, ainsi que les questions liées aux apprentissages humains ainsi court-circuités. Concentrons-nous sur la question des rythmes. La puissance de calcul considérable dédiée aux IAs génératives rend possible un rythme de production et consommation d'objets V sans aucune commune mesure avec un rythme humain. Dans un espace informationnel jusque là occupé par des êtres humains, produisant et consommant à un rythme humain, on a brutalement introduit des machines qui produisent et consomment à un rythme très supérieur.

Puisqu'il est impossible d'établir une ségrégation efficace entre les objets V produits et consommés par des humains, et ceux produits et consommés par les IAs génératives, les deux catégories se retrouvent mélangées dans une grande lessiveuse qui tourne de plus en plus vite. Les humains, trop lents, en sont naturellement ejectés par simple force centrifuge. Ce qui nous laisse avec une question de fond : pour qui ces machines ont-elles un intérêt (autre que l'intérêt économique de leurs vendeurs) ?

Dans le domaine professionnel qui est le mien, la recherche, le principe publish-or-perish conduit facilement à la tentation d'un productivisme effréné, contre lequel le mouvement Slow Science s'est déjà insurgé. On lit maintenant par exemple que les IAs génératives peuvent accélérer la phase d'étude bibliographique. Même en laissant de côté la question de la qualité intrinsèque des résultats produits, l'idée me semble une parfaite négation de ce qui fait le travail de recherche, dans sa phase d'appropriation d'un existant. La raison pour laquelle on étudie la littérature, ce n'est pas de devoir produire une revue de littérature. C'est pour l'exercice intellectuel de lecture, de rangement personnel, de digestion des concepts, sans lequel il est impossible d'ajouter une brique un peu nouvelle à l'édifice. Si on saute directement à la revue de littérature faite par ChatGPT, sans avoir digéré les articles et fait la synthèse soi-même, je considère qu'on est passé complètement à côté de la raison de cet exercice. Quant à gagner du temps... bientôt on nous proposera d'écrire nos articles avec ChatGPT, de faire des revues de littérature avec ChatGPT, de réaliser nos évaluations d'articles avec ChatGPT. Si par le plus grand des hasards les outils automatiques parlant aux outils automatiques font émerger quelque chose d'intéressant dans ce processus, plus personne ne s'en rendra compte.

[ Edit 7 mai : je viens de voir passer cet article Écrire à l’université à l’heure des IA génératives : trouble dans l’auctorialité, et si la question de l'éthique et la remise en question de la notion d'auteur me semblent importantes en elles-mêmes, je suis encore plus frappée par l'accélération globale que cette démarche provoquera inévitablement dans le cadre de la recherche. Mais à quoi pourrait bien servir de générer très vite beaucoup de travaux et d'articles de recherche ? Même si l'on fait confiance à ces outils pour générer effectivement des choses qui ont un intérêt, que faire de beaucoup de “résultats” ? Par exemple s'il s'agit de résultats liés à la santé — puisqu'on nous donne systématiquement cette “excuse” pour justifier les impacts des IAs génératives —– les résultats de recherche sont nécessairement suivis d'essais, dont le rythme est évidemment beaucoup plus lent. Si au contraire il s'agit d'articles dans des domaines théoriques sans besoin d'essais, à quoi peut bien servir d'accumuler des résultats si plus personne n'a le temps de les lire et de s'en émerveiller ? Bref, la question de la vitesse à laquelle tourne la lessiveuse me paraît centrale. ]

Sur la non inclusion de la sculpture dans le champ des “objets V” : Il ne devrait pas s'écouler beaucoup de temps avant qu'un promoteur d'IA ou un autre s'attaque au sujet, en proposant de générer automatiquement des plans pour imprimante 3D ou machine à extrusion. Les scanners 3D existent déjà (mon dentiste s'en sert pour faire un moulage virtuel de ma machoire). Il reviendrait sans doute un peu cher de scanner toutes les sculptures du monde et pourquoi pas tous les objets fabriqués artisanalement, mais rien d'impossible pratiquement. Ensuite il suffirait d'augmenter la base de données en ajoutant tous les plans déjà numériques de fabrication d'objets industriels. Il resterait à appliquer les modèles de diffusion en 3D, pour être capable de générer un plan d'une sculpture de “chevalier très grand perché sur une otarie bondissante et en train de lancer son dentier dans la foule”. Ça n'aurait qu'un intérêt fort limité vu le coût global ? Certes. Un peu comme pour les starter packs. Il nous restera le spectacle vivant.

[ Edit 12 mai : sur la créativité en 3D, voilà donc LegoGPT, capable de générer des plans de constructions en Lego (de taille modeste pour l'instant) à partir d'une spécification textuelle, et de les faire monter par des bras robotisés. Aussi impressionnant que puisse sembler le résultat, j'espère que ce ne sera pas vendu par Lego comme un aspect du jeu. Déjà en tant qu'authentique enfant des années 60 élevée aux Lego standard, je pense que les sets Lego destinés à un seul objet, contenant un grand nombre de pièces très particulières peu réutilisables, sont totalement dénués d'intérêt créatif. Alors si en plus un outil automatique fait les plans à notre place, c'est un appauvrissement du jeu assez draconien. Les Lego c'est l'apprentissage “par les doigts” de la 3D et de certains principes mécaniques. Si une construction se casse la figure, on y apprend quelque chose. ]

@flomaraninchi@pouet.chapril.org