Les flots de l'amour

Le vent se lève à présent, il faut ouvrir les voiles. Deux femmes de quart laissent se détendre le grand triangle enroulé puis le retiennent graduellement une fois qu’il s’anime. Le mousse qui les observait prend appui sur ses jambes pliés et fait claquer le foc. L’horizon, soumis à la prise des courants éoliens, se penche de dix degrés tandis que le navire reprend le cap. Aujourd’hui encore, on remontera le zéphyr vers l’Arctique. Le pont ne craque pas, mais j’entends les pas hâtifs qui le parcourent et le frappent, comme des doigts péruviens sur leur tambour de bois. Je voudrais bien leur répondre en battant mes paumes si je ne craignais pas de les déranger. Mes mains sont déjà bien trop occupées à tresser et reprendre les brins des gros cordages cassés. Le chanvre est étonnamment doux à leur surface élimée, et désagréablement rêche dans leurs cœurs que je triture. J’ai hâte que le ciel de la haute mer essuie ses averses et que je puisse m’installer sur le pont supérieur, avec un franc soleil. Assise à la proue dès l’aube, je retrousserais mes manches pour travailler les câbles et Denise remarquerait en riant ma force. Alors, je ferais mine d’être éblouie par les miroitements de l’eau en souriant à ses joues rouges. En attendant, je trime et j’écoute les bruits du fuselage qui me parviennent d’en bas. Une mèche est tombée sur mon visage et je souffle pour l’écarter. Je n’ai plus que quelques torons à serrer puis je pourrai lâcher l’ouvrage. Nous avons pris de la vitesse et j’entends la mer fuser sur la coque qui s’est élevée. C’est comme si plus on allait vite, plus on s’allégeait. C’est aussi l’impression que j’ai en raccommodant, mes mains qui s’affairent aiment s’emballer et leur frénésie souffle mon esprit plus haut que je ne suis. Maintenant que j’ai coupé mes cheveux, ils ne sont plus assez longs pour tenir attachés. Que dirait mon père ? Il ne dirait certainement rien. Je noie sa voix dans l’océan qui vrombit. Je mets un dernier coup d’aiguille et voilà, c’est réparé.

La quinzaine de hamacs parallèles fait l’effet d’une forêt. Ce sont des gousses de marins qui dégagent une chaleur musquée. Les hamacs se balancent avec le roulis et il faut se balancer avec eux pour ne pas déranger leurs charges endormies. J’arrive à mon couchage dont Murilo est déjà parti. Je ne l’ai pas vu, peut-être est-il avec le mécanicien. Je lève la jambe droite et me coule dans le drap. J’hésite à remonter la fermeture Éclair, car je ne sais pas si j’ai froid ou si la tiédeur me convient. C’est bientôt la Sainte-Marthe, l’époque où chez Denise, on commence à grappiller les cassis. J’y ai assisté il y a trois ans, j’ai vu le quartier pourvu de seaux sur le chemin de la combe, et les grains durs tomber sous les caresses. Des araignées sont toujours prises dans la pluie des baies noires et une fois rentrés de la cueillette, on les voit s’échapper des seaux pleins. Depuis, quand je prends Denise dans mes bras, je crois toujours sentir le cassis froissé qu’elle frottait sur son cou ces jours-là. Je décide de fermer le hamac et me retourne sur le côté. Aujourd’hui, deux morceaux de satellite ont été vus depuis la hune. Nous avons récupéré leurs carcasses et on m’a confié le soin de les entreposer. Une dizaine de microprocesseurs étaient intacts, car leur boîtier n’avait pas fondu. Je les ai prélevés et mis dans ma besace, je connais à Lisbonne une bricoleuse borgne qui m’en donnera quelques sous. Ce grincement tout bas, est-ce un ronflement nasillard ou un coffre qu’on ouvre ? Je n’y pense plus.

Le bateau est si paisible que des poissons broutent sa frange de verdure. Il mouille à l’ancre non loin d’une côte boisée. Murilo pour distraire l’équipage a sorti de la cargaison les huiles portugaises et les déroule une à une à l’aide d’Ariadna. Campés sur le pont supérieur, ils sont comme les deux trublions d’un spectacle comique, commentant les peintures avec des grimaces et une verve napolitaine. Je m’adosse à Denise et regarde. Le premier tableau, de la taille d’un chat, montre un tigre, un cochon, une tortue et trois grenouilles assis autour d’un feu de camp. Ils sont joyeux, soûls, leurs gueules légèrement levées comme pour humer l’air de mandoline que jouent les pattes griffues du tigre. Tout autour d’eux, la paille mûre d’un champ de blé s’incline. Murilo déjà escamote l’œuvre. Ariadna lui tend le bout d’une deuxième peinture plus grande et orientée comme un portrait. Un homme debout de profil se recroqueville autour de quelque chose d’éblouissant. Le feu blanc illumine des aires de sa peau. Sa main ne cache pas tout à fait son regard dirigé vers nous. Un instant se passe à l’admirer. D’un tour de main, nos diablotins, plus élégants que n’importe quel musée, l’ont remplacé par le troisième tableau. Un pré à flanc de colline partage l’espace avec le ciel crépusculaire. Une femme vêtue de rouge se tient devant la grande pleine lune au-dessus de la crête. De l’autre côté, une vache fait aussi ressortir sa silhouette sur le ciel. Elle mange de l’herbe et la femme tourne la tête presque vers elle. C’est une scène intime et vespérale. Je ne m’y connais pas bien en peinture, je ne connais pas les styles de ces œuvres, je sais seulement les apprécier. Les embruns des vagues côtières jaillissent à bord. Je fais à contrecœur signe à Murilo qu’il est temps, et de bonne grâce il comprend en voyant le rideau de pluie sur les terres. Le vent se lève à présent, il faut couvrir les toiles.