Luc L.M.

rêves de l'ogre aux longues langues

Le vent se lève à présent, il faut ouvrir les voiles. Deux femmes de quart laissent se détendre le grand triangle enroulé puis le retiennent graduellement une fois qu’il s’anime. Le mousse qui les observait prend appui sur ses jambes pliés et fait claquer le foc. L’horizon, soumis à la prise des courants éoliens, se penche de dix degrés tandis que le navire reprend le cap. Aujourd’hui encore, on remontera le zéphyr vers l’Arctique. Le pont ne craque pas, mais j’entends les pas hâtifs qui le parcourent et le frappent, comme des doigts péruviens sur leur tambour de bois. Je voudrais bien leur répondre en battant mes paumes si je ne craignais pas de les déranger. Mes mains sont déjà bien trop occupées à tresser et reprendre les brins des gros cordages cassés. Le chanvre est étonnamment doux à leur surface élimée, et désagréablement rêche dans leurs cœurs que je triture. J’ai hâte que le ciel de la haute mer essuie ses averses et que je puisse m’installer sur le pont supérieur, avec un franc soleil. Assise à la proue dès l’aube, je retrousserais mes manches pour travailler les câbles et Denise remarquerait en riant ma force. Alors, je ferais mine d’être éblouie par les miroitements de l’eau en souriant à ses joues rouges. En attendant, je trime et j’écoute les bruits du fuselage qui me parviennent d’en bas. Une mèche est tombée sur mon visage et je souffle pour l’écarter. Je n’ai plus que quelques torons à serrer puis je pourrai lâcher l’ouvrage. Nous avons pris de la vitesse et j’entends la mer fuser sur la coque qui s’est élevée. C’est comme si plus on allait vite, plus on s’allégeait. C’est aussi l’impression que j’ai en raccommodant, mes mains qui s’affairent aiment s’emballer et leur frénésie souffle mon esprit plus haut que je ne suis. Maintenant que j’ai coupé mes cheveux, ils ne sont plus assez longs pour tenir attachés. Que dirait mon père ? Il ne dirait certainement rien. Je noie sa voix dans l’océan qui vrombit. Je mets un dernier coup d’aiguille et voilà, c’est réparé.

La quinzaine de hamacs parallèles fait l’effet d’une forêt. Ce sont des gousses de marins qui dégagent une chaleur musquée. Les hamacs se balancent avec le roulis et il faut se balancer avec eux pour ne pas déranger leurs charges endormies. J’arrive à mon couchage dont Murilo est déjà parti. Je ne l’ai pas vu, peut-être est-il avec le mécanicien. Je lève la jambe droite et me coule dans le drap. J’hésite à remonter la fermeture Éclair, car je ne sais pas si j’ai froid ou si la tiédeur me convient. C’est bientôt la Sainte-Marthe, l’époque où chez Denise, on commence à grappiller les cassis. J’y ai assisté il y a trois ans, j’ai vu le quartier pourvu de seaux sur le chemin de la combe, et les grains durs tomber sous les caresses. Des araignées sont toujours prises dans la pluie des baies noires et une fois rentrés de la cueillette, on les voit s’échapper des seaux pleins. Depuis, quand je prends Denise dans mes bras, je crois toujours sentir le cassis froissé qu’elle frottait sur son cou ces jours-là. Je décide de fermer le hamac et me retourne sur le côté. Aujourd’hui, deux morceaux de satellite ont été vus depuis la hune. Nous avons récupéré leurs carcasses et on m’a confié le soin de les entreposer. Une dizaine de microprocesseurs étaient intacts, car leur boîtier n’avait pas fondu. Je les ai prélevés et mis dans ma besace, je connais à Lisbonne une bricoleuse borgne qui m’en donnera quelques sous. Ce grincement tout bas, est-ce un ronflement nasillard ou un coffre qu’on ouvre ? Je n’y pense plus.

Le bateau est si paisible que des poissons broutent sa frange de verdure. Il mouille à l’ancre non loin d’une côte boisée. Murilo pour distraire l’équipage a sorti de la cargaison les huiles portugaises et les déroule une à une à l’aide d’Ariadna. Campés sur le pont supérieur, ils sont comme les deux trublions d’un spectacle comique, commentant les peintures avec des grimaces et une verve napolitaine. Je m’adosse à Denise et regarde. Le premier tableau, de la taille d’un chat, montre un tigre, un cochon, une tortue et trois grenouilles assis autour d’un feu de camp. Ils sont joyeux, soûls, leurs gueules légèrement levées comme pour humer l’air de mandoline que jouent les pattes griffues du tigre. Tout autour d’eux, la paille mûre d’un champ de blé s’incline. Murilo déjà escamote l’œuvre. Ariadna lui tend le bout d’une deuxième peinture plus grande et orientée comme un portrait. Un homme debout de profil se recroqueville autour de quelque chose d’éblouissant. Le feu blanc illumine des aires de sa peau. Sa main ne cache pas tout à fait son regard dirigé vers nous. Un instant se passe à l’admirer. D’un tour de main, nos diablotins, plus élégants que n’importe quel musée, l’ont remplacé par le troisième tableau. Un pré à flanc de colline partage l’espace avec le ciel crépusculaire. Une femme vêtue de rouge se tient devant la grande pleine lune au-dessus de la crête. De l’autre côté, une vache fait aussi ressortir sa silhouette sur le ciel. Elle mange de l’herbe et la femme tourne la tête presque vers elle. C’est une scène intime et vespérale. Je ne m’y connais pas bien en peinture, je ne connais pas les styles de ces œuvres, je sais seulement les apprécier. Les embruns des vagues côtières jaillissent à bord. Je fais à contrecœur signe à Murilo qu’il est temps, et de bonne grâce il comprend en voyant le rideau de pluie sur les terres. Le vent se lève à présent, il faut couvrir les toiles.

L'eau qui ruisselle sous les galets se masse, s'attire et se colle, le sable l'accueille et quand nos pas l'écrasent, il devient coup à coup plus gluant et plus dur que ce dont il n'a l'air d'en haut, granuleux sous le gloss aquatique. Peu après être sortis des galets – entassés en collines poussées par la marée jusque par dessus la digue qui veut les retenir, elle-même galets rendus droits et perpendiculaires et fixes comme la falaise dont il étaient sortis, et mélangés au grès par le ciment, poussière durcie parce que mouillée – les courants d'eau venus des terres forment des flaques profondes devant les premiers blocs de calcaire à cause de l'effort qu'il leur faut pour les contourner. Les jets des côtés se précipitent sur le grand plan de la plage, la creusant tout des suite dans des arborescences d'estuaires dont les courants rendent la surface du ruisseau tantôt lisse tantôt du relief de la boue imprimée par un pneu. Au fond des grains de sable continuent d'être emportées par le liquide, formant comme les flammes d'un feu et se redéposant plus loin, quand tout est plat juste avant le léchage de la mer. Les particules du sable sont saturées et font un grand miroir qui reflètent les nuages stratosphériques, qui jouent les mêmes jeux fluides et filtrent avant les algues glauques les couleurs du crépuscule, qui sont les degrés d'intensité de la lumière du crépuscule. La côte est un seuil semblable au soir, où le jour se transforme en nuit : car les ondes des vagues ne sont pas moins géologiques que l'effritement des falaises, qui étaient des animaux tombés en neige marine il y a un temps inimaginable et pétrifiant. Maintenant on peut dessiner avec les morceaux de craie les moutons blancs du vent sous le bateau à l'horizon, qui est comme un aréostat, soit un goéland. Et dans tout ça on marche avec les vélos pour rouler et les téléphones pour prendre les photos, les pieds pour marcher sur les îlots plus secs. Écrire sur la côte est-ce activer des touches ou graver la plage ? Je croyais qu'il n'y avait que la mer et la terre, l'une l'image de l'autre, et le ciel par dessus les toits, etc. Il n'y a pas besoin qu'il n'y ait que des clichés.

Je n‘avais jamais compris le bateau ivre. Mais son secret c‘est qu‘il dérive, emporté par les courants.

Il y a des journées qui sont inechapables. Il y a des lieux communs à réécrire. Il y a l‘effort depiteux d‘un dos courbé et d‘yeux fermés, qui scrutent toute la vie pour des écritures.

Il y a des modèles hais et aimés (trop), des formules entendus et des refrains fredonnés. Surtout des phrases qui sonnent comme dites par un étrange juriste. Il y a tellement de sauts à la ligne.

Il y a toujours

qui ?

Et je ne sais plus trop qu‘est-ce que j‘ai touché.

Bah ! Assez de meurtris ! Même moi qui n‘ai pas de devoir il y a comme des épingles à mes vêtements !

Je ne sais rien qui me porte Rien que des poutres dures Sous mon ventre et mes aisselles

quand je veux parler il y a la plus grande fureur de mots derriere ma gorge et ma tête c‘est tout le TAPAGE d‘un clavier gigantesque c‘est tous les échos de vieux qui m‘ont parlé c‘est les débris d‘internet c‘est la mer et tous les clichés

il y a les circonstances et des jugements il y a que je ne sais plus a réalité.

Les rues étaient désertées. Où était tout le monde? Où étaient-ils tous partis? Etaient-ils même partis? Je sais que ce n'est pas un rêve, le ciel est entièrement bleu et il fait si chaud, quand je suis sorti, la porte était fermée à double tour, à double tour, mais personne? La rue est là. Les façades aussi. Mais les rideaux? Restent clos? Je ne peux plus bouger. Ma course m'a laissé haletant, et des vertiges. Des épingles transpercent ma tête, quelque chose dans le bleu vibre, c'est au dessus de nous. Il est treize heures.

Par la fenêtre d'un bus, une femme regarde l'horizon. Les couleurs sont fantastiques, ocre et écarlate. Un bruissement minéral vient d'en dehors, c'est le vent. Ses lunettes de soleil empêchent de voir ses yeux. Sur ses genoux, elle porte un cageot rempli de terre, et quelques fleurs fanées. Elle attend, assise en son long voile; seule.

Enfin, du repos. L'ombre est épaisse par ici, un coin parfait pour une sieste. Napoléon lui-même faisait sans cesse des siestes, après tout, je n'ai rien à me reprocher! J'ai de l'eau. C'est presque propre. Le gamin est calme. Nous sommes en sécurité. Je touche distraitement mes lèvres. Non, nous ne pourrons pas rester ici. Nous devons trouver les autres. Combien en reste-t-il? Les mêmes questions, encore, et encore. Nous sommes deux: il doit y en avoir d'autres. D'autres personnes. Me répétai-je. Ici aussi les horloges sont arrêtées. Il y a quelques posters sur les murs de la chambre, et les étagères sont encombrées de bibelots épars. Exposée plein Nord. Je dois faire un effort pour estimer le temps depuis que tout ça a commencé. Deux, trois jours? Est-ce que ça veut encore dire quelque chose? Je devrai bien me décider à nommer cet instant. L'abandon? Le départ? La détresse? Je ne peux pas. J'ai toujours peur. Peur. N'y pense pas. Peur de reconnaître que les rues vides, la ville morte, les cadavres sont vrais. Et pourtant l'odeur âcre de la terre desséchée, elle est là! Les chairs sanglantes, et le silence! Non, n'y pense pas. Les cendres dans le vent d'Est! Mes mains poussiéreuses! Non. La soif! Et la douleur, de voir ceux que j'aimais, MORTS! J'ai fermé les yeux de mes propres parents, parce que le soleil, au beau milieu du ciel, est immobile! Et ma rage, et mon malheur, débordent de mes yeux, et arrachent mon cœur.

Tout est de sel. Les cristaux abiment ses semelles de paille, il peut les sentir sous ses pieds. Il a renoncé à atteindre la mer. Le dos courbé, il ramasse des algues. S'aventurer sur l'estran ressemble de plus en plus à de l'exploration spatiale: le paysage est lunaire. Seuls quelques pêcheurs d'algues, comme le vieil homme, dessinent du relief. Embarrassés par leurs grands parasols, leurs mouvements sont lents et précautionneux. De la falaise, les vigiles les observent, protégés par la fraîcheur relative des cavernes calcaires. Dans les profondeurs du refuge, les algues récoltées trempent dans le lac. A la première pluie, les survivants du port surent que l'espoir était toujours possible sous le Jour; la mer qui reculait toujours retombait du ciel. Alors ceux que la lumière n'avait pas assassinés, et qui ne s'étaient pas laissés mourir, s'étaient rassemblés sous les nuages, écran protecteur. Ils étaient faibles, ils étaient fous, mais ils vivaient. Et c'est ainsi que dans la falaise, sous les voûtes blanches, une communauté d'humains s'accrochait encore à l'existence.

Nous fuyons. Pour la première fois, une autre perspective que les rues désertes de la ville fossile s'ouvre devant moi. Là-bas, ce n'est plus ma maison. J'ai trouvé une voiture, et des bidons d'essence, et le vent sur ma paume qui promet le changement. Je dois perpétuellement arracher les émotions qui pénètrent mon corps. La route chante, et j'hume l'air. Adieu. L'enfant a bien attaché sa ceinture. Nous partons pour le Couchant.

Si l'on pouvait se percher sur le rebord des cieux, on verrait sur la Terre une grande stupeur. Pour ceux qui l'ont connu, le monde d'avant est parti. L'étoile de cette planète, le dieu de ce jardin, ne marche plus. Le char flamboyant, la barque bienfaitrice, le buveur du sang des hommes et la source de toute vie a interrompu son cycle. Une seule face du monde reçoit son énergie, fléau de lumière; l'autre gèle doucement d'une nuit figée. La vie ne sait que faire; l'harmonie est compromise. Les lignes des flux changent, et les éléments mêmes se confondent de nouveau: les nuages nimbent toujours plus nombreux l'atmosphère, offrant un répit. L'extinction est proche, c'est certain; mais toute métamorphose n'est pas fatale, et les extrêmes se rejoignent.

Il doit avoir cinq ans. Je le prends dans mes bras autant que j'en ai l'occasion. Il n'a pas l'air de comprendre autre chose que le fait qu'il a tout perdu: je n'ai même pas pu lui mentir. Ses cheveux se collent en paquets cireux. J'évite les cités: à bien y repenser, je ne fais pas tellement confiance à ceux qui pourraient y survivre. Tu es un monstre. Non! C'est déjà un miracle que nous vivions encore. Je ne dois pas nous mettre en danger. Et les autres, sont, un danger. J'inspire profondément. L'Asie est donc si grande? Sur les quelques cadrans qui ne sont pas brisés, l'heure est invariable: treize. Nous devons continuer, coûte que coûte. Le coffre est plein de bouteilles en plastique, remplies d'eau ou d'essence. Nous avançons en siphonnant les carcasses des véhicules qui jonchent la voie. J'aime bien dire “nous”. La Chine s'étend à perte de vue sous l'orbe du Soleil.

Le cœur de la femme du bus fleurit. Devant elle, entre ses mains noires pleines d'une terre choyée, une pousse. Son regard est constellé. Elle rempote la plante et la replace dans sa rangée. La cultivatrice se relève; ses mouvements resplendissent de détermination. Elle portera ses fruits. C'est le début.

Le voyage s'étire. Maux de tête. Nous chantons contre l'horreur qui susurre ses menaces. Nous avons croisé une forêt effeuillée. L'ombre est notre nouveau foyer. La voiture est couverte d'aluminium. Au loin, j'ai cru apercevoir une vague forme blanche. Je souhaite ne pas m'être trompé, l'espoir me tiraille le ventre. Je ne conduis plus avec autant d'attention. Je me suis rendu compte: la chance cessera de durer. Est-ce que ça aurait été plus facile de mourir là-derrière? Oui. Le temps ne se mesure plus. J'ai réfléchi: si un havre existe, il est au bord de la journée et de la nuit. Mais nous sommes tellement petits, et si lents. Il est midi.

Sur le toit, une humaine fixe l'espace. Elle est enveloppée de couvertures aux odeurs toutes différentes. Le nouveau zéphyr souffle encore et toujours le froid nocturne de la Face Cachée. Elle fredonne. Les radiations peignent en l'air des rubans verts. Ca va aller. Ni demain, ni hier, n'existent. Seuls la lueur haïssable et ses cheveux rêches qui rentrent dans sa bouche sont réels. Un choix préoccupe: sont-ils en aube ou crépuscule? Dichotomie. Elle sait que c'est la Dämmerung. Et peu importe si l'Homme reste.

Nous en avons rencontrés d'autres. Ca a été un choc. Tout ce temps sans personne qu'un enfant m'a abruti. Nous sommes des sauvages. Ils campaient sur le chemin. Je n'ai pas fait demi-tour. Ils sont cinq bienveillants. Une m'a donné des feuilles, que je mâche le regard perdu. Je n'arrête pas de gémir des remerciements. Je pue l'essence. Mon fils, ou mon frère? ne veut pas se séparer de moi, ni moi de lui. Il m'aime? Je ne veux plus souffrir. Les hôtes ont un véhicule à énergie solaire. Quelle ironie... Mes plaies sont béantes. Je ne sais pas si je guérirai.

L'obélisque à la pointe d'or a été abattu. Ca allait arriver, tôt ou tard. Elle sourit. La rancœur de l'humanité est partagée par tous; mais la bile finit toujours par se diluer dans le lait. Le sanctuaire s'agrandit, lune après lune. La terre est sans cesse retournée de dizaines de mains attentionnées. La vapeur des cuisines s'échappe des toits de terre. Dans sa main gauche, la femme tient un éclat d'ivoire et une opale polie; et dans sa main droite, un fruit.

De Phoebe et d'Aurore, d'opaline et d'Ivoire, Le chagrin des deux sœurs du matin et du soir Nimbe les horizons d'une étrange vapeur. La déesse aux doigts roses! Recherche le bonheur.

Il sortit comme un automate. Il prit l’escalier au hasard, rata une marche et dégringola jusqu’en bas sur le dos sans rien sentir. Aïe quand même. Il a mal à la tête et il ne voit rien, il entend juste le vacarme et le cri du métro qui part. C’est assez confortable, par terre, en fait. Et puis il est trop triste pour continuer. Oui, trop triste.

« Ouh-ouh, crevette ? Ça va ? Tu t’es fait mal ? »

La voix grésille à travers le chaos spatial qui isole le petit. Il a mal un peu partout. La fraîcheur à sa tempe vient de l’humidité, comme si le béton s’était amolli en une pâte minérale. Il peut sentir les squelettes sous terre, qui tendent leurs doigts vers lui, prêts à l’embrasser. Viens te reposer, chantent-ils silencieusement. Une main douce, comme du velours, ou comme du beurre, lui caresse la joue. Elle sent le rayon gâteaux. De ses bagues, une seule est en métal… L’enfant se tourne légèrement ; soudain la pesanteur pince la peau de sa hanche entre le sol et l’os. Leur premier regard fut très surpris, très franc, et très perdu.

A la gare, quelque part dans la nuit froide, un chocolat sur le comptoir diffuse sa chaleur sucrée dans la main d’un petit garçon. Il a la bouche bée de la même façon que ses yeux sont ouverts : sans trop y penser, comme la neige tombe. Derrière ses lèvres et ses paupières brille, à peine découvert, un éclat perlé. La femme à son côté l’observe avec un calme inquiet. Ils sont liés par le long silence. Un train passe.

« Ton dos te fait encore mal ? Kilian ? – Ça va, je crois. – C’est bien. Tu devrais avoir quelques hématomes, tu sais, mais rien de grave, ça part avec un peu de pommade. Ça a dû être une belle chute ! – Oui. »

Il a la voix aussi petite qu’une souris. Maïté en sourit de pitié. Quel scandale qu’aucun passant ne se soit arrêté avant elle pour l’aider ! Il doit avoir dix ans. L’air triste qu’elle lit sur ses traits la frappe. D’ordinaire, elle n’aime pourtant pas particulièrement les enfants. Quel malheur ?… Il lui semble qu’elle le connaît. Elle n’a pas eu une enfance heureuse non plus ; elle ne tolére pas qu’on fasse du mal à ses cadets.

« Allez, bois, ça doit avoir refroidi maintenant. »

Le foulard en soie de la dame qui sent le karité ; la doudoune marron rapiécée ; le chocolat chaud. Il se sent enveloppé par un manteau qui veut le soustraire à l’air vif de l’hiver dehors, à la lumière agressive de la machine à boissons, à l’odeur de produit nettoyant qui emplit toute la gare. Le tabouret gigantesque le fait flotter loin du sol, sans vertige. La madame n’est pas comme sa mère du tout. Kilian repense à tout ce qu’elle lui a dit et il a envie de pleurer tellement fort qu’il grimace. Il boit. Le temps passe avec les courants d’air. Maïté pose la tête dans sa main. L’attente est douloureuse. La gare est presque déserte à présent. Un adolescent encapuchonné, presque une ombre, passe au loin. Un néon grésille comme elle bat de ses paupières bien fardées. Elle ne se souvient pas de la dernière fois qu’elle a passé autant de temps à ne rien faire. Devant la photocopieuse, peut-être. Au travail sans doute. Le gamin a l’air de s’être endormi, la tête entre les bras croisés. Un élan d’affection sincère lui fait tendre la main pour peigner ses cheveux hérissé, mais il l’a vue dans son demi-sommeil et son œil affolé surgit dans sa figure. Il sursaute. Maïté est désolée ; soupire. Ses parents ne lui ont jamais appris leur numéro de toute façon. Kilian voit plus clair maintenant. Il admire la dame. La première chose que son père dit en voyant une femme, c’est toujours si elle a la trentaine ou la quarantaine. Lui, il ne sait pas trop ce que ça veut dire. Il s’en fiche. Il trouve que Maïté est très stylée. Il n’a pas voulu lui dire ce qu’il s’était passé, et elle n’a pas le cœur de le lui arracher. Il est tard. L’éternité est interrompue par la lumière d’un phare. Serait-ce ? …

Maïté regarde la voiture qui clignote sous les lampadaires en s’éloignant. Un grand silence, plus doux qu’aucune musique, descend dans la rue que le souffle du vent n’animera jamais. Sa poitrine est écrasée par tout le poids du monde mais sa figure est neutre. Ils ne lui ont pas laissé une bonne impression. Quelques paroles méchamment brèves. Ils l’ont pris. Sous quelques étoiles vernies d’émail cette nuit, Maïté a le cœur au bord des lèvres.