Rhizomes
Dénouer les nœuds, délicatement, les renouer aussitôt derrière. Faire très attention à ne rien emmêler. Tisser de nouveaux liens, quand cela s'avère possible, lentement, avec beaucoup de précautions.
La première fois, Æl ne s'en souvient plus vraiment. Quelque part, loin dans l'enfance, un changement d'environnement soudain, un shift dans la perspective – ce n'était plus le même angle de vue, une modification du ressenti – était-ce vraiment les mêmes couleurs ? Impression de plus chaud. Une autre odeur, aussi. Des sons légèrement différents (la musique qui passait, en fond, ne donnait pas le même effet, ne procurait pas le même type d'émotion). Angoisse de perturber quelque chose, de se faire prendre. Revenir à soi brutalement, ne plus pouvoir repartir.
Sans doute ce premier “souvenir” est-il celui de la première conscience d'une différentiation.
Le feu crépite dans la cheminée, la pièce sent bon le café matinal. Le chat s'étire. Il a des pensées simples, le monde est plus calme à travers son spectre.
Æl s'y love avec délices.
Se laisser pénétrer par l'Autre comme on le pénètre – laisser l'Autre s'imbiber de soi comme on se laisser imbiber par l'Autre. Devenir deux êtres à la fois, et ce faisant, perdre une partie de son individualité pour accueillir celle de l'Autre. Finir par définir l'Autre comme un nœud qui n'a pas encore été rejoint. Devenir multiple au fil des connexions. Ne plus savoir qui – ou quoi – parle.
Les corps en tant que filtres, chaque filtre produisant une version autre, parfois très légèrement, parfois radicalement – à la racine.
Premier contact avec un arbre – impression diffuse de corps augmenté, à la fois omniprésent et aveugle – ressentir le monde par les racines, l'écorce, les feuilles, ne pas parvenir à se situer précisément au sein de cet ensemble. Ne plus savoir exactement où s'arrête le “soi”, où commence l'autre. Web des connexions racinaires, réseau mycorhizien – Pouvoir ressentir les choses sur des kilomètres.
On croit toujours penser par soi-même mais on est pensé plus que l'on ne pense.
De même que ce n'est en général pas le “moi” conscient qui actionne les muscles pour marcher ou respirer, il est rare de penser parfaitement consciemment. En maîtrisant ce que l'on pense. En désirant le penser.
Tant de pensées nous traversent continuellement. Il faut de la concentration, pour suivre le fil d'une pensée jusqu'au bout – et c'est bien à cela que sert le langage : fixer la pensée par des mots. La contraindre, par la parole ou l'écriture, à suivre son cours ; la rattraper et l'orienter si besoin ; l'obliger à suivre un chemin bien défini au lieu de partir dans toutes les directions ou d'avorter au bout de quelques secondes.
Les images peuvent fixer également – c'est un type de pensée plus horizontal, spatial. La musique à l'inverse est complètement dans le temporel. Penser uniquement en images ou en musique demande un certain entraînement. S'obliger à penser en une langue étrangère permet de mieux saisir le flux des mots qui se forment sans intention consciente préalable.
Chaque pensée a sa tonalité propre – au premier plan, la voix qui va lire les textes dans notre tête ou tenter de s'approprier la pensée dominante; un ton plus bas, la pensée radoteuse, agaçante, celle qui ressasse le même air ou les mêmes pensées sans qu'on puisse la faire taire ; plus bas encore, celles qu'on laisse divaguer sans y prendre garde, comme dans les rêves ou une musique de fond. Penser avec la voix d'une autre personne est également possible – c'est ainsi que des dialogues se créent, plus ou moins consciemment – on incarne successivement l'Autre et soi-même – tout au moins l'Autre que l'on s'est forgé en interne et qui n'est finalement qu'un autre soi-même.
On prend si rarement le temps d'écouter ses pensées.
Avec l'âge c'est de moins en moins net, de moins en moins stable. Comme un rêve qu'on oublie au fur et à mesure. Comme si on disparaissait petit à petit de soi-même et qu'il ne restait plus que la coquille vide – un automate qui pense sans plus se penser.
Amine caresse la surface blanche qui s'étend sous ses doigts. Concentration. Ressentir l'Autre qui circule dans le réseau, parvenir à s'y projeter afin de transmettre et recevoir, intégrer soi-même le réseau qui s'interconnecte avec les racines des arbres. D'autres font ça avec les oiseaux, d'autres encore avec les insectes, c'est plus hasardeux car ça n'a pas de direction prédéfinie, tout dépend du message – point à point ou à large spectre, prévenir une communauté en particulier ou le plus de monde possible, diffusion locale ou globale – les connexions transatlantiques ou transpacifiques utilisent les courants marins et les êtres qui les suivent – poissons, tortues, méduses...
Lire – c'est à dire l'art de recevoir et de comprendre les messages – s'acquiert au fil du temps et des sensibilités, ce n'est pas donné à tout le monde et chaque personne a ses préférences, ses dons particuliers, ses affinités avec telle ou telle espèce.
Pour Amine, ce sont les champignons, et encore, certaines espèces uniquement. Elle aime s'immerger dans leur monde, les écouter vivre leur vie à la fois discrète et intense.
— Assieds-toi là.
Elle m'indique un coussin sur le sol, je m'y installe tant bien que mal, hésitant entre mettre mes jambes en tailleur et les allonger devant moi. Elle se place à un petit mètre de moi, elle aussi sur un coussin, résolument en tailleur. Je décide de l'imiter.
— Pourquoi es-tu là ?
Sa question me trouble – elle le sait, pourquoi je suis là, c'est elle qui m'a demandé de venir, pour essayer.
— Je...
Elle rit légèrement.
— Pas la peine de répéter. Ma question portait sur “là”.
— Pourquoi je suis là et pas ailleurs ?
— Voilà, c'est ça. Autant dire les choses directement, c'est plus facile pour nous deux.
J'essaie de réfléchir.
— Ce n'est pas facile pour toi, mais ce n'est pas facile pour moi non plus. Fais comme si je n'étais pas là. Penser, c'est comme parler.
Elle me regarde un instant de ses grands yeux gris pâle puis poursuit tranquillement.
— La plupart du temps, on reçoit les informations sans les articuler clairement – le courant d'air dans le cou, la lumière du soleil à travers le rideau, l'odeur des pins, le roulement de l'océan au loin... Tu vois, je viens de les articuler mais auparavant, ils étaient sans mot dans ta tête. Si tu étais plurilingue, tu ne saurais pas en quelle langue tu les pensais – car tu ne les pensais pas vraiment, pas encore, dans aucune langue. Plus exactement, ce n'était pas toi – en tant qu'entité consciente – qui les pensait. Penser demande un effort, comme parler. Sauf que c'est plus diffus, ça part plus facilement dans tous les sens. Articuler ses pensées force à une certaine logique – en général !
Elle éclate d'un rire franc. Puis reprend son sérieux. C'est vrai que je ne pense à rien, là. Enfin, je ne pensais à rien avant de formuler que je ne pensais à rien.
— Déjà, où situes-tu ce “là” ?
— ...
— On est d'accord que tu te penses en face de moi, “dans” ton corps. Mais où, plus précisément ?
— Ah. Dans ma tête... Quelque part derrière les yeux... Peut-être légèrement au dessus et en arrière. Dans mon cerveau... Comme tout le monde, quoi.
— Comment peux-tu le savoir ?
— Comment ça ?
— Que c'est le cas de “tout le monde” ?
— ...
— Est-ce que tu parviendrais à te situer ailleurs ? Par exemple au niveau de ton ventre ?
Il faudrait que je ferme les yeux... Que je me concentre...
— Essaie.
Noir. Je sens toujours mes lèvres devant moi, mes épaules en dessous. J'essaie en vain de “descendre”.
— Je n'y arrive pas. Trop de choses, trop de contacts, de sons, me rappellent où je suis réellement.
— Réellement ? En quoi serais-tu plus dans ta tête qu'ailleurs ?
— C'est là où mon “je” pense, dans mon cerveau.
— Moi j'y suis. C'est chaud, ça gargouille un peu. Ça pense très légèrement, un intestin, c'est toujours amusant d'écouter ce que ça dit.
— Apprends-moi.
— Pourquoi ?
Parce que je veux changer, je veux comprendre, je veux aider.
— Comment as-tu appris notre existence ?
Pourquoi elle me pose cette question. Elle le sait très bien.
— Camille...
— Ça reste très confus pour l'instant. Ce qui te pousse à rechercher cette sorte de pouvoir.
Pouvoir ? J'aurais plutôt dit savoir. J'ai dû laisser tout mon attirail chez moi, ici c'est à poil qu'on pénètre dans la zone. Le plus dur a été les implants. Quelque part, j'ai déjà sauté. Reste à savoir s'il y a autre chose que du vide de l'autre côté. Si Camille existe encore, quelque part, de l'autre côté.
Elle me fixe à nouveau.
— C'est avant tout une question d'empathie. Et de relâchement. Chaque personne est comme un nœud. Une petite boule resserrée sur son égo. Il faut beaucoup de confiance pour desserrer ça.
Oublier la peur. Plonger sans se poser de questions.
Sa voix dans ma tête me fait sursauter. C'est puissant, ça n'a pas la même tonalité que la voix dont j'ai l'habitude.
— Il y a une connexion entre vous deux, même si c'est trop diffus pour que tu t'en aperçoives. C'est bon signe.
— Bon signe pour quoi ?
— Ça montre que tu as su l'accepter en toi.
Je préfère ne pas répondre. Pas à voix haute.
— Je te propose un exercice. Est-ce que accepterais de me recevoir ?
Elle lit déjà dans ma tête et ne m'a pas demandé de permission pour ça, que veut-elle de plus...
— Est-ce que tu accepterais de partager mes pensées.
Oh, l'inverse alors.
Elle éclate de rire.
— Toujours ce besoin de déterminer qui agit et qui subit. Qui donne et qui prend. L'individuation crée le sens – et la direction. Se connecter, c'est relâcher en partie ce processus. Qui prend qui ? That's the question. Ready ?
—...
La couleur est différente. Les odeurs. Les pensées ont un autre son, ce n'est pas “ma” voix. J'ai du mal à me situer jusqu'au moment où je m'aperçois que la personne en face de moi n'est plus elle, mais moi. J'ai mis quelques fractions de seconde à me reconnaître. Panique. Qui s'occupe de mon corps si je ne suis plus dedans ?
Elle rit une nouvelle fois. Enfin, je ris. Je sens les muscles de ma mâchoire qui se contractent, le son dans ma gorge – ce n'est pas tout à fait le même son que tout à l'heure, ça ne rend pas pareil.
Tu es toujours “là”. Je te transmets juste ce que je perçois, moi. Toi, tu n'as pas bougé.
Sa voix interne aussi a une tonalité différente.
— C'est génial...
Ma bouche s'est ouverte et a prononcé ces mots, j'ai le regard un peu fixe, comme en transe. Je suis toujours en face. J'ai l'impression d'être en face. Et le son de ma voix...
Flou. Je me retrouve dans “ma” tête à moi, mais ne sachant plus vraiment qui est ce “moi”.
— Tout le monde ne sait pas faire ça. Tu ne sauras peut-être jamais faire ça. Chaque personne a sa façon de faire, de se connecter. Je peux t'aider à découvrir ce qui te convient le mieux.
— C'était un test ?
— Parmi d'autres.
— Pourquoi prendre autant de précautions ?
— Il y a déjà eu des erreurs.
— Je ne comprends pas. Vous entrez dans la tête des gens, ça devrait être facile à voir, si certaines personnes ne “conviennent” pas...
— On ne sait déjà pas soi-même comment on peut réagir dans une situation donnée. On pense résister, et finalement on collabore. Ou l'inverse. L'empathie nous porte et c'est la seule chose qui peut encore nous sauver. Mais il faut pouvoir accepter la douleur qui va avec.
— Camille... Camille avait cette douleur en elle.
— Tu l'as aussi. Mais tu la confonds avec autre chose ce qui fait que tu ne l'entends pas encore pour ce qu'elle est. Cela fait vingt ans que ce que tu penses être un mal être personnel est en fait un mal être collectif. Plus nous serons, et plus nous amplifierons ce ressenti. Il faut former une caisse de résonnance. Que cela devienne insupportable au plus grand nombre.
Sensation du vent tout autour de moi caressant mon corps, impression de profondeur, de toute puissance, piqué soudain vers l'océan – mon cerveau a perçu un mouvement juste sous la surface, je plonge... corps mou et glissant dans la bouche – le bec, plutôt – j'avale en quelques saccades, c'est bon et ça remplit, ça gigote encore un peu... Je reprends de l'altitude, mes plumes ont déjà séché, je me remets à scruter au loin, le monde est plein de vie et je le surplombe... soleil chauffant mon dos, je reste un bon moment en vol statique porté par la brise marine, réajustant de temps à autre ma position par un coup d'aile. Changement d'angle soudain, flux d'odeurs alléchantes, un point blanc sur l'horizon qui grossit à vue d'œil – j'ai mis le turbo – sauts de poissons un peu partout autour de moi – j'aimerais ne pas aller me risquer là-dedans mais c'est trop tard – frénésie palpable, beaucoup de congénères se battant et se heurtant au milieu des filets, certains se font prendre – ça ne rate pas, choc soudain, gorge prise... je finis par me rendre à l'évidence et vise un mulet qui a réussi à éviter le chalut, je continuerai par voie maritime le temps qu'un autre prédateur me choppe, j'en profite pour me concentrer et diffuser la nouvelle du danger autour de moi – les cerveaux des poissons sont plus simples, je parviens mieux à les maîtriser, je manque encore d'entraînement avec les oiseaux – et c'est bien pour cela qu'il faut que je m'obstine : same player, play again...
Toutes les voix du monde. Littéralement. Le cerveau ouvert, ses barrières rompues. Comment recouvrer le silence.
Ce que l'on croit voir n'est qu'une façade. Le cerveau complète tant bien que mal, inventant ce qu'il ne parvient pas à percevoir afin de produire quelque chose de cohérent. Qui semble cohérent. Les illusions optiques ne sont qu'une conséquence parmi d'autres de cet état de fait. La pensée elle-même n'est cohérente qu'en surface. Posée par écrit, personne ne la recevra exactement de la même façon. N'en tirera les mêmes conséquences. Changer de cerveau permet de changer de point de vue. De compléter en quelque sorte le tableau.
Mais il serait faux de dire qu'on ne fait que changer de tête. Une tête sans corps est un non-sens logique. Une tête branchée sur un autre corps – naturel ou non – rêves de silicone – pense nécessairement différemment. Que serait ma pensée si j'étais branchée sur un char d'assaut ? Un arbre ? Une tour de télévision ?
Désapprendre le sujet. L'assujettissement. Au “je”. Arrêter de penser comme si le “je” était la source de ces pensées alors qu'il n'en est qu'une conséquence. Ce qui fait glisser mon crayon sur la feuille, les phrases qui me viennent, poussent à travers moi – abandonner le moi, aussi.
À qui appartiennent ces doigts ? Qu'est-ce qu'appartenir ? Faire partie de ? Qu'est-ce qui “me” sépare de cette fleur, de quoi cette abeille est-elle le lien ?
La pilule repose sur la table basse à côté du transat. La prendre entre des doigts, la glisser entre des lèvres reliées organiquement à un système nerveux et à un cerveau irrigués par un réseau sanguin que la composition chimique de la pilule va venir bientôt subtilement modifier.
La pilule n'est qu'une aide, un substitut pour ce que ce corps ne parvient pas encore à réaliser de lui-même – un peu comme une paire de lunettes corrige un défaut de vision, sauf qu'ici c'est la vision elle-même qui se trouve remise en question, et, à travers elle, le traitement des affects par le cerveau. Ce qui fait que le centre, là où “je” pense “me” trouver se situe derrière ces yeux.
Les lunettes sont des filtres supplémentaires sur ce filtre naturel que sont mes yeux. De même que cette vitre et ces murs filtrent l'extérieur – et me protègent quand il fait froid ou qu'il pleut.
Certains filtres sont passifs, d'autres actifs – comme mon cerveau. En ce sens qu'il ne se contente pas de filtrer mais interprète également les données physiques qu'il filtre. Peut-être d'ailleurs faudrait-il distinguer le filtre de l'interprète.
Je m'aperçois que je n'ai pas (encore ? plus ?) les outils mentaux pour penser ça. J'ai abandonné les études trop tard ou trop tôt, allez savoir. Qu'importe, il est toujours temps pour recommencer à réfléchir. Comme un miroir ou une vitre sans tain. Se mirer dans l'œil des autres. Ou le contraire.
La pilule une fois avalée il devient aisé de déplacer le centre, l'étendre, le diluer – le perdre complètement, peut-être. Même si rien ne se déplace en vérité (si tant est que quelque chose de l'ordre de la vérité existe). Seules les perceptions changent, par la modification, l'atténuation des filtres. Le petit doigt du pied gauche devient un temps le receptacle, le centre d'accumulation fictif d'un “moi” qui se dégonfle et quitte ses prétentions de gouvernance. Une mouche s'y dépose, elle devient véhicule et nœud interprétatif avant que l'ensemble ne réalise qu'il n'a plus besoin ni de véhicule ni de nœud...
(Quels yeux épatants que ceux de la mouche ! Et quelle bizarre impression de se voir – voir ce que l'on a pris l'habitude d'appeler “son” corps – par ce filtre !)
J'ai failli “me” perdre. Sans nœud paraît-il c'est le retour au chaos originel – enfin, au chaos dont on imagine qu'il était là à l'origine, mais peut-être n'y a-t-il jamais eu de chaos parfait, peut-être à l'origine était le Nœud...
(Il faut faire attention à desserrer sans dénouer totalement si on veut pouvoir retrouver ensuite son véhicule – plus “je” relâche la tension et plus “je” ressens les autres nœuds comme s'ils faisaient partie de “moi”.)
Qu'est-ce qui s'occupe de “mon” corps quand “je” le laisse ainsi à l'abandon ? Fausse question, basée sur un faux problème. “je” ne laisse rien du tout. Il n'y a pas de mouvement, il n'y a qu'une différence de perception. Peut-être que la seule chose qui bouge est la ligne du temps, et encore bouge-t-elle différemment lorsque “je” commence à desserrer les nœuds. Rien ne bouge réellement dans l'espace-temps qui par définition comprend la dimension temps – quand “je” tente de me représenter cet espace-temps, ça ressemble à une gelée dont notre espace à trois dimension serait une coupe – la seule que nos cerveaux parviennent à visualiser, tous nos organes fonctionnant dans cet espace – sauf que pour fonctionner il faut aussi du temps et que signifie visualiser, si ce n'est prétendre s'extraire de. Il y a quelque chose de pourri au royaume de l'esprit.
L'effet de la pilule s'est résorbé, “je” suis de retour dans ce corps étriqué qui me tient lieu de véhicule.
Où s'arrête le purement corporel et où commence l'“esprit”– ce “je” qui pense penser – Descartes s'est fait avoir par le “je”, il a posé en hypothèse ce qu'il souhaitait obtenir en conclusion.
“Je” ne sais pas ce que ce “je” désigne. “Je” est une chose composite qui ne maîtrise réellement qu'une infime partie de ce qui la constitue – quid de la flore intestinale, de ces virus ou bactéries qui “me” colonisent (vive le colon), quid de l'air du café de l'alcool des hormones du sperme des selles de l'urine de la sueur de la salive, quid de cette prothèse qui est devenue et que je ressens comme “mon” bras (le bras d'origine n'étant plus mais continuant nonobstant à se rappeler à moi par la douleur, le chatouillement ou l'irritation comme s'il était encore...) quid de ces prothèses numériques qui étendent la portée de mes sens, augmentent mes capacités mémorielles et de calcul, me permettent parfois de ressentir autrement... où s'arrête le “je” – et commence-t-il seulement quelque part ?
Limites spatiales et temporelles : grossières barricades pour qui veut parvenir à (se) mettre en boîte, nommer, classer.
Parvenir à s'assouplir et se fondre, se dilater se fluidifier se diffuser. Refuser la rigidité des frontières.\ J'ai repris une pilule et avec elle, le voyage.
Un jour, peut-être, “je” parviendrai à faire sans (sens ?), il y en a qui y arrivent mais je n'ai pas eu la patience de cet apprentissage et on manquait de temps – de toute manière la pilule est déjà moi, en moi, nous formons un continuum dans l'espace-temps sauf que l'espace n'est plus vraiment l'espace et le temps n'est plus vraiment le temps – déplacement sans mouvement je est tout et rien à la fois, encore une de ces dualités-binarités dont notre espèce raffole blanc-noir, yin-yang, ombre-lumière, onde-particule, mâle-femelle.
La Terre est une accumulation de nœuds, il y en a des tellement rigides qu'ils en paraissent pétrifiés – et d'autres aussi fluides que le vent.
Tout est nœud et la catastrophe n'en est que plus patente. La Terre est une boule de nerfs prête à exploser, des vagues encore partiellement endiguées pulsent et gagnent en puissance – dénouements en cascades.
Mourir n'est qu'un dénouement particulier, un nœud s'efface et se résout, et ce (se ?) faisant, forme de nouvelles résonnances – la particule se scinde ou s'absorbe mais l'onde continue son chemin.
Le cri d'un enfant peut-il se résorber dans un paquet d'onde ? (Dostoïevski salue de Broglie – une femme marche à l'ombre, enfant ou pas – that's not in question). Tout est peut-être permis, mais tout est fondamentalement lié. L'arrachement de la patte d'une fourmi résonne jusqu'au bout de l'univers et le bout de l'univers ne peut que lui faire écho – puisqu'il n'y a pas de bout, et tout est là. Dans cette formidable caisse de résonnance (raisonnance ?), les agissements humains sont un hurlement sans fin.
Il va bien falloir que cela cesse.