goofy

Aymeric Mansoux et Roel Roscam Abbing

À la rencontre de la Fédiverse

Ces dernières années, dans un contexte de critiques constantes et de lassitude généralisée associées aux plates-formes de médias sociaux commerciaux [^1], le désir de construire des alternatives s’est renforcé. Cela s’est traduit par une grande variété de projets animés par divers objectifs. Les projets en question ont mis en avant leurs différences avec les médias sociaux des grandes plates-formes, que ce soit par leur éthique, leur structure, les technologies qui les sous-tendent, leurs fonctionnalités, l’accès au code source ou encore les communautés construites autour d’intérêts spécifiques qu’ils cherchent à soutenir. Bien que diverses, ces plates-formes tendent vers un objectif commun : remettre clairement en question l'asservissement à une plate-forme unique dans le paysage des médias sociaux dominants. Par conséquent, ces projets nécessitent différents niveaux de décentralisation et d’interopérabilité en termes d’architecture des réseaux et de circulation de données. Ces plates-formes sont regroupées sous le terme de « Fédiverse », un mot-valise composé de « Fédération » et « univers ». La fédération est un concept qui vient de la théorie politique par lequel divers acteurs qui se constituent en réseau décident de coopérer tous ensemble. Les pouvoirs et responsabilités sont distribués à mesure que se forme le réseau. Dans le contexte des médias sociaux, les réseaux fédérés sont portés par diverses communautés sur différents serveurs qui peuvent interagir mutuellement, plutôt qu’à travers un logiciel ou une plate-forme unique. Cette idée n’est pas nouvelle, mais elle a récemment gagné en popularité et a réactivé les efforts visant à construire des médias sociaux alternatifs [^2].

Les tentatives précédentes de créer des plates-formes de médias sociaux fédérés venaient des communautés FLOSS (Free/Libre and Open Source software, les logiciels libres et open source [^3]) qui avaient traditionnellement intérêt à procurer des alternatives libres aux logiciels propriétaires et privateurs dont les sources sont fermées. En tant que tels, ces projets se présentaient en mettant l'accent sur la similarité de leurs fonctions avec les plates-formes commerciales tout en étant réalisés à partir de FLOSS. Principalement articulées autour de l'ouverture des protocoles et du code source, ces plates-formes logicielles ne répondaient aux besoins que d'une audience modeste d'utilisateurs et de développeurs de logiciels qui étaient en grand partie concernés par les questions typiques de la culture FLOSS. La portée limitée de ces tentatives a été dépassée en 2016 avec l’apparition de Mastodon, une combinaison de logiciels client et serveur pour les médias sociaux fédérés. Mastodon a été rapidement adopté par une communauté diversifiée d'utilisateurs et d'utilisatrices, dont de nombreuses personnes habituellement sous-représentées dans les FLOSS : les femmes, les personnes de couleur et les personnes s'identifiant comme LGBTQ+. En rejoignant Mastodon, ces communautés moins représentées ont remis en question la dynamique des environnements FLOSS existants ; elles ont également commencé à contribuer autant au code qu’à la contestation du modèle unique dominant des médias sociaux commerciaux dominants. Ce n'est pas une coïncidence si ce changement s'est produit dans le sillage du Gamergate [^4] en 2014, de la montée de l’alt-right et des élections présidentielles américaines de 2016. Fin 2017, Mastodon a dépassé le million d'utilisateurs qui voulaient essayer la Fédiverse comme une solution alternative aux plates-formes de médias sociaux commerciaux. Ils ont pu y tester par eux-mêmes si une infrastructure différente peut ou non conduire à des discours, des cultures et des espaces sûrs (“safe spaces”) différents.

Aujourd'hui, la Fédiverse comporte plus de 3,5 millions de comptes répartis sur près de 5 000 serveurs, appelés « instances », qui utilisent des projets logiciels tels que Friendica, Funkwhale, Hubzilla, Mastodon, Misskey, PeerTube, PixelFed et Pleroma, pour n'en citer que quelques-uns [^5]. La plupart de ces instances peuvent être interconnectées et sont souvent focalisées sur une pratique, une idéologie ou une activité professionnelle spécifique. Dans cette optique, le projet Fédiverse démontre qu'il est non seulement techniquement possible de passer de gigantesques réseaux sociaux universels à de petites instances interconnectées, mais qu'il répond également à un besoin concret.

On peut considérer que la popularité actuelle de la Fédiverse est due à deux tendances conjointes. Tout d'abord, le désir d’opérer des choix techniques spécifiques pour résoudre les problèmes posés par les protocoles fermés et les plates-formes propriétaires. Deuxièmement, une volonté plus large des utilisateurs de récupérer leur souveraineté sur les infrastructures des médias sociaux. Plus précisément, alors que les plates-formes de médias sociaux commerciaux ont permis à beaucoup de personnes de publier du contenu en ligne, le plus grand impact du Web 2.0 a été le découplage apparent des questions d'infrastructure des questions d'organisation sociale. Le mélange de systèmes d'exploitation et de systèmes sociaux qui a donné naissance à la culture du Net [^6] a été remplacé par un système de permissions et de privilèges limités pour les utilisateurs. Ceux qui s'engagent dans la Fédiverse travaillent à défaire ce découplage. Ils veulent contribuer à des infrastructures de réseau qui soient plus honnêtes quant à leurs idéologies sous-jacentes. Ces nouvelles infrastructures ne se cachent pas derrière des manipulations d'idées en trompe-l’œil comme l'ouverture, l'accès universel ou l'ingénierie apolitique. Bien qu'il soit trop tôt aujourd'hui pour dire si la Fédiverse sera à la hauteur des attentes de celles et ceux qui la constituent et quel sera son impact à long terme sur les FLOSS, il est déjà possible de dresser la carte des transformations en cours, ainsi que des défis à relever dans ce dernier épisode de la saga sans fin de la culture du Net et de l'informatique. C’est pourquoi nous présentons sept thèses sur la Fédiverse et le devenir des FLOSS, dans l'espoir d'ouvrir le débat autour de certaines des questions les plus urgentes qu’elles soulèvent.

[^1]: Consulter Geert Lovink, Sad by Design: On Platform Nihilism (Triste par essence: Du nihilisme des plates-formes, non traduit en français), London: Pluto Press, 2019.

[^2]: Dans tout ce document nous utiliserons « médias sociaux commerciaux » et « médias sociaux alternatifs » selon les définitions de Robert W. Gehl dans ‘The Case for Alternative Social Media’ (Pour des médias sociaux alternatifs, non traduit en français), Social Media + Society1.2 (22 Septembre 2015), https://journals.sagepub.com/doi/pdf/10.1177/2056305115604338.

[^3]: Danyl Strype, A Brief History of the GNU Social Fediverse and “The Federation” (Une brève histoire de GNU Social, de la Fédiverse et de la 'fédération', non traduit en français), Disintermedia, 1 Avril 2017, https://www.coactivate.org/projects/disintermedia/blog/2017/04/01/a-brief-history-of-the-gnu-social-fediverse-and-the-federation. [^4]: Pour une exploration du #GamerGate et des technocultures toxiques, consulter Adrienne Massanari, “#Gamergate and The Fappening: How Reddit’s Algorithm, Governance, and Culture Support Toxic Technocultures” (#GamerGate et Fappening: Comment les algorithmes, la gouvernance et la culture de Reddit soutiennent les technocultures toxiques, non traduit en français), New Media & Society 19.3 (2016): 329-346.

[^5]: En raison de sa nature décentralisée de la Fédiverse, il n'est pas facile d'obtenir les chiffres exacts du nombre d'utilisateurs, mais quelques projets tentent de mesurer la taille du réseau: The Federation, https://the-federation.info; Fediverse Network https://fediverse.network; Mastodon Users, Bitcoin Hackers, https://bitcoinhackers.org/@mastodonusercount.

[^6]: Pour un exemple de ce type de mélange, consulter Michael Rossman, “Implications of Community Memory” (Implications de la mémoire communautaire, non traduit en français) SIGCAS – Computers & Society 6.4 (1975): 7-10

1. La Fédiverse, de la guerre des mèmes à celle des réseaux

Nous reconnaissons volontiers que toute réflexion sérieuse sur la culture du Net aujourd’hui doit traiter de la question des mèmes d’une façon ou d’une autre. Mais que peut-on ajouter au débat sur les mèmes en 2020 ? Il semble que tout ait déjà été débattu, combattu et exploité jusqu’à la corde par les universitaires comme par les artistes. Que nous reste-t-il à faire sinon nous tenir régulièrement au courant des derniers mèmes et de leur signification ? On oublie trop souvent que de façon cruciale, les mèmes ne peuvent exister ex nihilo. Il y a des systèmes qui permettent leur circulation et leur amplification : les plateformes de médias sociaux.

Les plateformes de médias sociaux ont démocratisé la production et la circulation des mèmes à un degré jamais vu jusqu’alors. De plus, ces plateformes se sont développées en symbiose avec la culture des mèmes sur Internet. Les plateformes de médias sociaux commerciaux ont été optimisées et conçues pour favoriser les contenus aptes à devenir des mèmes. Ces contenus encouragent les réactions et la rediffusion, ils participent à une stratégie de rétention des utilisateurs et de participation au capitalisme de surveillance. Par conséquent, dans les environnements en usage aujourd’hui pour la majeure partie des communications en ligne, presque tout est devenu un mème, ou doit afficher l’aptitude à en devenir un pour survivre — du moins pour être visible — au sein d’un univers de fils d'actualités gouvernés par des algorithmes et de flux contrôlés par des mesures [^7].

Comme les médias sociaux sont concentrés sur la communication et les interactions, on a complètement sous-estimé la façon dont les mèmes deviendraient bien plus que des vecteurs stratégiquement conçus pour implanter des idées, ou encore des trucs amusants et viraux à partager avec ses semblables. Ils sont devenus un langage, un argot, une collection de signes et de symboles à travers lesquels l’identité culturelle ou sous-culturelle peut se manifester. La circulation de tels mèmes a en retour renforcé certains discours politiques qui sont devenus une préoccupation croissante pour les plateformes. En effet, pour maximiser l'exploitation de l'activité des utilisateurs, les médias sociaux commerciaux doivent trouver le bon équilibre entre le laissez-faire et la régulation.

Ils tentent de le faire à l'aide d'un filtrage algorithmique, de retours d’utilisateurs et de conditions d'utilisation. Cependant, les plateformes commerciales sont de plus en plus confrontées au fait qu'elles ont créé de véritables boites de Pétri permettant à toutes sortes d'opinions et de croyances de circuler sans aucun contrôle, en dépit de leurs efforts visant à réduire et façonner le contenu discursif de leurs utilisateurs en une inoffensive et banale substance compatible avec leur commerce.

Malgré ce que les plateformes prétendent dans leurs campagnes de relations publiques ou lors des auditions des législateurs, il est clair qu'aucun solutionnisme technologique ni aucun travail externalisé et précarisé réalisé par des modérateurs humains traumatisés [^8] ne les aidera à reprendre le contrôle. En conséquence de l'augmentation de la surveillance menée par les plateformes de médias sociaux commerciaux, tous ceux qui sont exclus ou blessés dans ces environnements se sont davantage intéressés à l'idée de migrer sur d'autres plateformes qu'ils pourraient maîtriser eux-mêmes.

Les raisons incitant à une migration varient. Des groupes LGBTQ+ cherchent des espaces sûrs pour éviter l'intimidation et le harcèlement. Des suprémacistes blancs recherchent des plateformes au sein desquelles leur interprétation de la liberté d'expression n'est pas contestée. Raddle, un clone radicalisé, s'est développé à la suite de son exclusion du forum Reddit original ; à l'extrême-droite, il y a Voat, un autre clone de Reddit [^9]. Ces deux plateformes ont développé leurs propres FLOSS en réponse à leur exclusion.

Au delà de l’accès au code source, ce qui vaut aux FLOSS la considération générale, on ignore étonnamment l'un des avantages essentiels et historiques de la pratique des FLOSS : la capacité d'utiliser le travail des autres et de s'appuyer sur cette base. Il semble important aujourd'hui de développer le même logiciel pour un public réduit, et de s'assurer que le code source n'est pas influencé par les contributions d'une autre communauté. C'est une évolution récente dans les communautés FLOSS, qui ont souvent défendu que leur travail est apolitique.

C'est pourquoi, si nous nous mettons à évoquer les mèmes aujourd'hui, nous devons parler de ces plateformes de médias sociaux. Nous devons parler de ces environnements qui permettent, pour le meilleur comme pour le pire, une sédimentation du savoir : en effet, lorsqu'un discours spécifique s'accumule en ligne, il attire et nourrit une communauté, via des boucles de rétroaction qui forment des assemblages mémétiques. Nous devons parler de ce processus qui est permis par les Floss et qui en affecte la perception dans le même temps. Les plateformes de médias sociaux commerciaux ont décidé de censurer tout ce qui pourrait mettre en danger leurs affaires, tout en restant ambivalentes quant à leur prétendue neutralité [^10].

Mais contrairement à l'exode massif de certaines communautés et à leur repli dans la conception de leur propre logiciel, la Fédiverse offre plutôt un vaste système dans lequel les communautés peuvent être indépendantes tout en étant connectées à d'autres communautés sur d'autres serveurs. Dans une situation où la censure ou l'exil en isolement étaient les seules options, la fédération ouvre une troisième voie. Elle permet à une communauté de participer aux échanges ou d'entrer en conflit avec d'autres plateformes tout en restant fidèle à son cadre, son idéologie et ses intérêts.

Dès lors, deux nouveaux scénarios sont possibles : premièrement, une culture en ligne localisée pourrait être mise en place et adoptée dans le cadre de la circulation des conversations dans un réseau de communication partagé. Deuxièmement, des propos mémétiques extrêmes seraient susceptibles de favoriser l'émergence d'une pensée axée sur la dualité amis/ennemis entre instances, au point que les guerres de mèmes et la propagande simplistes seraient remplacés par des guerres de réseaux.

[^7]: Aymeric Mansoux, “Surface Web Times” (L'ère du Web de surface, non traduit en français), MCD 69 (2013): 50-53.

[^8]: Burcu Gültekin Punsmann, “What I learned from three months of Content Moderation for Facebook in Berlin” (Ce que j'ai appris de trois mois de modération de contenu pour Facebook à Berlin, non traduit en français), SZ Magazin, 6 January 2018, \url{https://sz-magazin.sueddeutsche.de/internet/three-months-in-hell-84381}

[^9]: Pour consulter le code source, voir Raddle, https://raddle.me/; Postmill, ‘GitLab’, https://gitlab.com/postmill/Postmill; Voat, https://voat.co/; Voat, ‘GitLab’, https://github.com/voat/voat

[^10]: Gabriella Coleman, “The Political Agnosticism of Free and Open Source Software and the Inadvertent Politics of Contrast” (L'agnosticisme politique des FLOSS et la politique involontaire du contraste, non traduit en français), Anthropological Quarterly 77.3 (2004): 507-519.

2. La Fédiverse en tant que critique permanente de l’ouverture

Les concepts d'ouverture, d'universalité, et de libre circulation de l'information ont été au cœur des récits pour promouvoir le progrès technologique et la croissance sur Internet et le Web. Bien que ces concepts aient été instrumentalisés pour défendre les logiciels libres et la culture du libre, ils ont aussi été cruciaux dans le développement des médias sociaux, dont le but consistait à créer des réseaux en constante croissance, pour embarquer toujours davantage de personnes communiquant librement les unes avec les autres. En suivant la tradition libérale, cette approche à été considérée comme favorisant les échanges d'opinion fertiles en fournissant un immense espace pour la liberté d'expression, l'accès à davantage d'informations et la possibilité pour n'importe qui de participer.

Cependant, ces systèmes ouverts étaient également ouverts à leur accaparement par le marché et exposés à la culture prédatrice des méga-entreprises. Dans le cas du Web, cela a conduit à des modèles lucratifs qui exploitent à la fois les structures et le contenu circulant [^11] dans tout le réseau.

Revenons à la situation actuelle : les médias sociaux commerciaux dirigent la surveillance des individus et prédisent leur comportement afin de les convaincre d'acheter des produits et d'adhérer à des idées politiques. Historiquement, des projets de médias sociaux alternatifs tels que GNU Social, et plus précisément Identi.ca/StatusNet, ont cherché à s'extirper de cette situation en créant des plateformes qui contrevenaient à cette forme particulière d'ouverture sur-commercialisée.

Ils ont créé des systèmes interopérables explicitement opposés à la publicité et au pistage par les traqueurs. Ainsi faisant, ils espéraient prouver qu'il est toujours possible de créer un réseau à la croissance indéfinie tout en distribuant la responsabilité de la détention des données et, en théorie, de fournir les moyens à des communautés variées de s'approprier le code source des plateformes ainsi que de contribuer à la conception du protocole.

C'était en somme la conviction partagée sur la Fédiverse vers 2016. Cette croyance n’a pas été remise en question car la Fédiverse de l'époque n'avait pas beaucoup dévié du projet d'origine d'un logiciel libre de média social fédéré, lancé une décennie plus tôt.

Par conséquent, la Fédiverse était composée d'une foule très homogène, dont les intérêts recoupaient la technologie, les logiciels libres et les idéologies anti-capitalistes. Cependant, alors que la population de la Fédiverse s’est diversifiée lorsque Mastodon a attiré des communautés plus hétérogènes, des conflits sont apparus entre ces différentes communautés. Cette fois, il s'agissait de l'idée même d'ouverture de la Fédiverse qui était de plus en plus remise en question par les nouveaux venus. Contribuant à la critique, un appel a émergé de la base d'utilisateurs de Mastodon en faveur de la possibilité de bloquer ou « défédérer » d'autres serveurs de la Fédiverse.

Bloquer signifie que les utilisateurs ou les administrateurs de serveurs pouvaient empêcher le contenu d'autres serveurs sur le réseau de leur parvenir. « Défédérer », dans ce sens, est devenu une possibilité supplémentaire dans la boîte à outils d’une modération communautaire forte, qui permettait de ne plus être confronté à du contenu indésirable ou dangereux. Au début, l'introduction de la défédération a causé beaucoup de frictions parmi les utilisateurs d'autres logiciels de la Fédiverse. Les plaintes fréquentes contre Mastodon qui « cassait la fédération » soulignent à quel point ce changement était vu comme une menace pour le réseau tout entier [^12]. Selon ce point de vue, plus le réseau pouvait grandir et s'interconnecter, plus il aurait de succès en tant qu'alternative aux médias sociaux commerciaux. De la même manière, beaucoup voyaient le blocage comme une contrainte sur les possibilités d'expression personnelle et d'échanges d'idées constructifs, craignant qu’il s’ensuive l'arrivée de bulles de filtres et d'isolement de communautés.

En cherchant la déconnexion sélective et en contestant l'idée même que le débat en ligne est forcément fructueux, les communautés qui se battaient pour la défédération ont aussi remis en cause les présupposés libéraux sur l'ouverture et l'universalité sur lesquels les logiciels précédents de la Fédiverse étaient construits. Le fait qu'en parallèle à ces développements, la Fédiverse soit passée de 200 000 à plus de 3,5 millions de comptes au moment d'écrire ces lignes, n'est probablement pas une coïncidence. Plutôt que d'entraver le réseau, la défédération, les communautés auto-gouvernées et le rejet de l'universalité ont permis à la Fédiverse d'accueillir encore plus de communautés. La présence de différents serveurs qui représentent des communautés si distinctes qui ont chacune leur propre culture locale et leur capacité d’action sur leur propre partie du réseau, sans être isolée de l'ensemble plus vaste, est l'un des aspects les plus intéressants de la Fédiverse. Cependant, presque un million du nombre total de comptes sont le résultat du passage de la plateforme d'extrême-droite Gab aux protocoles de la Fédiverse, ce qui montre que le réseau est toujours sujet à la captation et à la domination par une tierce partie unique et puissante [^13]. Dans le même temps, cet événement a immédiatement déclenché divers efforts pour permettre aux serveurs de contrer ce risque de domination.

Par exemple, la possibilité pour certaines implémentations de serveurs de se fédérer sur la base de listes blanches, qui permettent aux serveurs de s'interconnecter au cas par cas, au lieu de se déconnecter au cas par cas. Une autre réponse qui a été proposée consistait à étendre le protocole ActivityPub, l'un des protocoles les plus populaires et discutés de la Fédiverse, en ajoutant des méthodes d'autorisation plus fortes à base d'un modèle de sécurité informatique qui repose sur la capacité des objets (Object-capability model). Ce modèle permet à un acteur de retirer, a posteriori, la possibilité à d'autres acteurs de voir ou d'utiliser ses données. Ce qui est unique à propos de la Fédiverse c'est cette reconnaissance à la fois culturelle et technique que l'ouverture a ses limites, et qu'elle est elle-même ouverte à des interprétations plus ou moins larges en fonction du contexte, qui n'est pas fixe dans le temps. C'est un nouveau point de départ fondamental pour imaginer de nouveaux médias sociaux.

[^11]: Pour une discussion plus approfondie sur les multiples possibilités procurés par l’ouverture mais aussi pour un commentaire sur le librewashing, voyez l’article de Jeffrey Pomerantz and Robin Peek, ‘Fifty Shades of Open’, First Monday 21.5 (2016), https://firstmonday.org/ojs/index.php/fm/article/view/6360/5460.

[^12]: Comme exemple d'arguments contre la défédération, voir le commentaire de Kaiser sous l'article du blog de Robek «rw» World : «Mastodon Socal Is THE Twitter Alternative For...», Robek World, 12 janvier 2017, https://robek.world/internet/mastodon-social-is-the-twitter-alternative-for/.

[^13]: Au moment où Gab a rejoint le réseau, les statistiques de la Fédiverse ont augmenté d'environ un million d'utilisateurs. Ces chiffres, comme tous les chiffres d'utilisation de la Fédiverse, sont contestés. Pour le contexte, voir John Dougherty et Michael Edison Hayden, « “No Way” Gab has 800,000 Users, Web Host Says», Southern Poverty Law Center, 14 février 2019, https://www.splcenter.org/hatewatch/2019/02/14/no-way-gab-has-800000-users-web-host-says et le message sur Mastodon de emsenn du 10 août 2017, 04:51, https://tenforward.social/@emsenn/102590414178698570.