mollo

Gaza : silence coupable, résonance coloniale

Alors que la guerre s’étend au Liban, les sociétés occidentales restent trop passives face au massacre des Palestiniens pour contraindre leurs dirigeants à sanctionner Israël. Comme si elles refusaient de voir leurs propres crimes dans le miroir de la colonisation que leur tend Israël.

Par Carine Fouteau (Médiapart), le 6 octobre 2024.

Un peuple est en train de mourir sous nos yeux, et nous détournons le regard. Un an après l’injustifiable attaque du Hamas contre des familles israéliennes, le Proche-Orient s’embrase dans des proportions jamais vues.

Le 7 octobre 2023, des crimes de guerre, sous la forme d’assassinats et d’enlèvements de civils, ont été commis par des hommes en armes désireux de montrer à Israël et au monde, de la manière la plus brutale qui soit, qu’ils étaient prêts à tout, y compris au sacrifice des Palestiniens et des Palestiniennes et à la conflagration régionale, pour désenclaver Gaza et détruire leur ennemi.

Le cycle infernal des représailles s’est aussitôt réenclenché, avec le soutien « inconditionnel » de nombre de pays occidentaux, dont la France, alors qu’il était écrit que l’usage de la force militaire ne pourrait s’avérer qu’indiscriminé et disproportionné. Au nom de la « légitime défense » d’Israël, plus de 40 000 Gazaoui·es ont péri sous les bombes, ce qui fait d’ores et déjà de cette guerre l’une des plus meurtrières du XXIe siècle.

Il faut prendre la mesure de la singularité de ce désastre : des vies sont fauchées, mais aussi une mémoire, une culture, un avenir, avec la destruction des écoles, des hôpitaux, des réseaux d’eau et d’électricité, de l’aide humanitaire, des musées, des champs et des commerces.

Le 26 janvier 2024, la Cour internationale de justice a reconnu l’existence d’un « risque réel et imminent qu’un préjudice irréparable soit causé » aux habitant·es de Gaza et a ordonné à Israël de « prendre toutes les mesures en son pouvoir pour prévenir la commission […] de tout acte » de génocide.

Le 20 mai 2024, le procureur général de la Cour pénale internationale a annoncé avoir soumis une requête pour la délivrance d’un mandat d’arrêt international contre le premier ministre, Benyamin Nétanyahou, et le ministre de la défense, Yoav Gallant, pour « crimes de guerre et crimes contre l’humanité ».

Le 12 juin 2024, la commission d’enquête spéciale de l’ONU, créée après la guerre de onze jours de mai 2021, a accusé Israël de « crimes contre l’humanité d’extermination, de meurtre, de persécution fondée sur le genre ciblant les hommes et les garçons palestiniens, de transfert forcé, d’actes de torture et de traitements inhumains et cruels ».

Malgré le droit international, la mobilisation des pays du Sud et la contestation d’une partie de la jeunesse, la communauté internationale n’a rien fait pour stopper le massacre. Elle aurait pourtant pu. Si les États-Unis et les pays de l’Union européenne cessaient tous de livrer des armes, la guerre s’arrêterait. S’ils suspendaient les relations économiques et revoyaient leur approche diplomatique, également. S’ils reconnaissaient unanimement l’État de Palestine, ils montreraient leur volonté de trouver une solution équitable. Leurs appels au cessez-le-feu, qui permettrait de libérer les otages israéliens, sonnent creux. Il est faux de dire que ces puissances sont impuissantes. Elles ont les moyens, mais elles laissent faire.

Ses crimes restant impunis, Israël, en situation de supériorité militaire, a toute latitude pour poursuivre son œuvre funeste. La guerre s’étend dramatiquement au Liban, au nom de la lutte contre le Hezbollah. Après la banlieue sud, Beyrouth est visée au cœur. En deux semaines, des centaines de civils ont été tués et un million de personnes ont dû fuir leur foyer.

Les habitants du Proche-Orient « sont prisonniers de la dynamique de destruction régionale dans laquelle leurs dirigeants les ont entraînés », écrit, dans une tribune du Guardian traduite par Orient XXI, Omer Bartov, grand historien de la Shoah, qui, depuis le raid contre les déplacé·es de Rafah le 8 mai 2024, qualifie l’offensive israélienne de « crimes de guerre, de crimes contre l’humanité et d’actions génocidaires systématiques ».

Les raisons d’un aveuglement

Responsable de son inaction, la communauté internationale se rend complice. Mais que dire des sociétés civiles occidentales ? Alors qu’un processus génocidaire est en cours, pourquoi détournent-elles le regard ? Qu’est-ce qui, dans leur (in)culture commune, les retient de se mobiliser massivement, notamment celles et ceux parmi elles qui ne sont pas descendant·es de populations colonisées ?

Évacuons d’abord ce qui est une évidence. Les autorités israéliennes empêchent de voir. En interdisant aux journalistes étrangers d’entrer à Gaza, elles ne permettent pas de documenter leurs crimes dans toute leur ampleur. Les seules images et récits qui nous parviennent sont transmis par des journalistes palestiniens eux-mêmes pris pour cible par Tsahal. En faisant de tout homme un combattant potentiel du Hamas ou du Hezbollah, la propagande israélienne invisibilise les pertes de civils et justifie que tout un peuple soit pris pour cible.

Israël peut ensuite compter sur le relais de ses alliés pour silencier les sociétés occidentales. La possibilité d’y exprimer son soutien aux Gazaoui·es est muselée. En France, notamment, dans une forme renouvelée de maccarthysme, la solidarité avec la Palestine est passible de convocation policière, de condamnation pénale ou d’interdiction préalable.

Le sous-texte colonial

Enfin, mais surtout, un lourd travail d’introspection s’impose : les Occidentaux ne sont pas seulement empêchés de voir. Ils ne veulent pas voir. Pour comprendre cet aveuglement, il faut revenir aux fantômes du passé, au racisme intrinsèque de nos sociétés, lui-même fruit de l’histoire coloniale européenne jamais réparée.

Dans Au cœur des ténèbres, publié en 1899, l’écrivain britannique Joseph Conrad raconte le destin tragique d’une mission coloniale en Afrique centrale, remontant les eaux troubles d’un fleuve sinueux, en pleine nature hostile, à la recherche de l’un des siens, passé aux mains des indigènes, après avoir ouvert un comptoir de commerce de l’ivoire. Dans toute sa noirceur, la narration traduit la déshumanisation propre à l’expérience coloniale qui, au motif de « civiliser les sauvages », s’arroge le droit de disposer des corps et des terres, quand elle ne finit pas dans l’impératif de l’anéantissement. « Exterminez toutes ces brutes ! » : c’est dans les lignes de ce tumultueux récit que l’écrivain suédois Sven Lindqvist a puisé le titre de son livre paru en 1992, avant que le cinéaste haïtien Raoul Peck ne s’en empare à son tour pour l’un de ses films (2021) racontant l’histoire du point de vue des colonisé·es.

Fondée sur l’idée de supériorité raciale d’un groupe sur l’autre, la mécanique de la colonisation, enclenchée par les Européens jusqu’à sa consolidation au XIXe siècle, ne peut que conduire à la négation du peuple soumis au joug de l’occupant. Il n’est pas inutile de se souvenir qu’à la fin de la Reconquista, en 1492, les expulsions des juifs et des musulmans d’Espagne, coïncidant avec le départ des navires de Christophe Colomb vers l’Amérique, ont été précédées, outre les conversions forcées au catholicisme, de massacres pour s’approprier des terres et des ressources.

Il est aussi intéressant de rappeler, comme le fait Naomi Klein dans Le Double. Voyage dans le monde miroir (Actes Sud, 2024), qu’un mois après la Nuit de cristal en novembre 1938, une délégation de la Ligue australienne des Aborigènes a condamné, bien avant que les capitales occidentales ne se décident à partir au combat, la « persécution cruelle du peuple juif par le gouvernement nazi allemand ».

« Ces chefs indigènes, qui luttaient encore pour leurs propres droits fondamentaux, avaient clairement perçu la gravité de la menace », constate l’essayiste américaine. « Le caractère industriel des massacres perpétrés par les nazis était nouveau, et le cas juif est différent. Mais tous les cas sont différents – et certains éléments définitivement semblables », poursuit-elle. Dans son Discours sur le colonialisme, Aimé Césaire le dit, en 1950, avec ses mots : les Européens ont « supporté [le nazisme] avant de le subir ».

Les démocraties européennes sont censées s’être libérées, institutionnellement tout du moins, des oripeaux du passé. L’égalité entre les êtres humains est inscrite au cœur de tous les textes fondamentaux qui les régissent. Mais le racisme, intrinsèquement lié à l’esclavagisme et au colonialisme, n’a pas disparu pour autant. Il suffit de lire Mediapart pour se rendre compte de l’ampleur du problème. Les tenants plus ou moins avoués de l’inégalité naturelle sont aux portes du pouvoir. Marine Le Pen (Rassemblement national) et Bruno Retailleau (Les Républicains) ont même déjà un pied dedans.

« La question qui structure la vie politique française est celle du racisme », estime la philosophe Nadia Yala Kisukidi, dans un entretien à Mediapart. « Des années d’idéologie islamophobe et de guerre internationale “contre le terrorisme” ont imprégné les esprits et rendu les discours antipalestiniens plus acceptables, justifiant, aux yeux de beaucoup, une guerre d’anéantissement à Gaza », insiste la socio-historienne Houda Asal dans un article de la revue Contretemps, publié le 16 septembre 2024.

La responsabilité historique des sociétés occidentales dans la colonisation, ajoutée à la perméabilité au racisme et aux discriminations, peut expliquer l’atonie, voire le consentement tacite à un conflit lui-même largement déterminé par une logique de domination.

Justifier le pire

Les formes prises par les colonialismes dans l’Histoire diffèrent, certes, d’une expérience à l’autre. Et plaquer le cas israélien sur les précédents européens ne permet ni de comprendre le présent, ni de préparer l’avenir, puisque la seule issue politique qui vaille est d’inventer un cadre permettant aux deux peuples de cohabiter.

Il n’en reste pas moins qu’Israël, dont la création a paradoxalement constitué une injustice envers les Palestiniens et les Palestiniennes pour en réparer une autre, née de l’horreur des camps nazis, est un État colonial dont la communauté internationale dénonce en vain la politique d’occupation et d’expropriation depuis 1967. À cette époque, on comptait moins d’une dizaine d’implantations illégales en Cisjordanie ; elles sont au nombre de 145 aujourd’hui, toutes contraires au droit international, comme l’étaient celles de Gaza démantelées en 2005.

L’accession au pouvoir de la droite nationaliste et de l’extrême droite messianique n’a fait qu’accélérer le processus. En adoptant, le 19 juillet 2018, une loi fondamentale définissant Israël comme le « foyer national du peuple juif », l’État a acté en son sein la discrimination des minorités arabe et druze et rompu avec la déclaration d’indépendance de 1948, selon laquelle le pays se devait d’assurer « une complète égalité de droits sociaux et politiques à tous ses citoyens, sans distinction de croyance, de race ou de sexe ».

Les attaques du 7-Octobre sont apparues aux autorités comme la justification ultime du bien-fondé de leur politique séparatiste. Face à un ennemi qui, dans un terrifiant jeu de miroir, refuse d’admettre son droit à exister, Israël s’est retrouvé conforté dans son inquiétude existentielle d’être confronté à un nouvel Holocauste et, par conséquent, dans la nécessité de s’en prémunir quoi qu’il en coûte.

Les tréfonds suprémacistes du gouvernement de Benyamin Nétanyahou ont aussitôt ressurgi des ténèbres. Imposant, dans les 48 heures, un « siège complet » de Gaza, le ministre de la défense, Yoav Gallant, en a énoncé avec fureur les implications : « Pas d’électricité, pas d’eau, pas de nourriture, pas de carburant, tout est fermé […]. Nous combattons des animaux humains et nous agissons en conséquence. » Comment interpréter autrement ces propos que comme une variante de l’appel de Kurtz, personnage tragique du roman de Joseph Conrad, à « extermine[r] toutes ces brutes » ? Que dire des déclarations du ministre des finances, Bezalel Smotrich, estimant le 5 août 2024 qu’il pourrait « être justifié et moral » de « laisser mourir de faim » les habitant·es de Gaza ?

Décolonisons-nous

Alors qu’un peuple est rayé de la carte, l’absence de soulèvement massif doit interroger les sociétés occidentales et les conduire à un examen de conscience collectif pour enfin se départir de leur éthos de colons, ou tout du moins de descendants de colons. Leurs crimes passés, plutôt que de faciliter l’acceptation des crimes actuels, devraient les aider à y voir clair dans les mécanismes à l’œuvre pour espérer y mettre un terme.

Sans une reconnaissance approfondie de leurs méfaits, alors qu’elles s’imaginaient comme l’avant-garde éclairée du monde, sans une déconstruction des marqueurs racistes encore profondément ancrés et sans une volonté réelle de réparation des victimes, elles continueront d’être aveugles à la gravité de ce qui se trame sous leurs yeux et ne seront d’aucun secours aux Palestinien·nes et aux Israélien·nes en quête d’un terrain d’entente. Il est urgent de décoloniser nos esprits, notre culture, nos structures d’organisation pour faire face à l’irréparable.

À l’opposé de cette nécessaire remise en cause, la France opère un tragique retour en arrière. La manière dont l’exécutif, depuis quelques mois, a détruit méthodiquement quarante ans de processus décolonial en Nouvelle-Calédonie, fait ressurgir de vieux réflexes coloniaux.

Sur une terre où les habitant·es et les institutions ont su faire preuve d’intelligence collective et d’accommodements raisonnables, la gestion policière, brutale et binaire, sans passé ni futur, est vouée non seulement à l’échec, mais aussi au drame. Plutôt que d’apaiser et de « sécuriser », elle rouvre les plaies, ravive les tensions et tue.

Ce n’est ainsi pas un hasard si, dans leur dénonciation de l’action rétrograde des autorités françaises, les indépendantistes kanak ne manquent jamais d’affirmer leur solidarité avec le peuple palestinien, signe que les uns et les autres se reconnaissent dans leurs conditions d’existence et leurs destinées.

La récente nomination au ministère de l’intérieur de Bruno Retailleau laisse présager du pire, lui qui, il y a tout juste un an, vantait les « belles heures » de la colonisation et s’insurgeait contre la « repentance perpétuelle ». Qu’il faille s’en remettre au premier ministre Michel Barnier pour espérer l’amorce d’une « démarche constructive », selon l’expression du député indépendantiste Emmanuel Tjibaou, fils du leader historique du nationalisme kanak, a de quoi laisser dubitatif.

Contre ce rouleau compresseur réactionnaire, seule une détermination citoyenne à toute épreuve peut nous conduire à regarder le passé en face, condition sine qua non pour défendre le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et éviter de nous couvrir définitivement de honte auprès des générations futures. Ne regardons pas ailleurs. Cessons de supporter le carnage. Nous sommes moralement responsables de ce qui se produit si nous ne nous y opposons pas. Le silence nous achèvera nous aussi.

Carine Fouteau

Discrédité depuis des années, le discours austéritaire revient en force Michel Barnier a confirmé l’entrée de la France dans la logique austéritaire. Désormais, le cœur de toute politique économique semble être redevenu la baisse des déficits par la baisse des dépenses, malgré les leçons terribles du passé.

Par Romaric Godin, le 2 octobre 2024 à 12h54

Une des facettes les plus décourageantes de la pensée des économistes est l’éternel retour des mêmes erreurs et la capacité des économistes orthodoxes de ne rien apprendre. Quinze ans après le début de la récession européenne provoquée par l’injonction austéritaire, la France rejoue la même pièce, avec les mêmes arguments et, parfois, les mêmes acteurs.

La comédie prend toujours les mêmes allures. Un nouveau gouvernement arrive, souvent soutenu par les forces politiques qui ont contribué à la situation, et pousse des cris d’orfraie en feignant de découvrir une situation budgétaire dégradée. Dans le cas présent, cela a été l’annonce la semaine passée par le nouveau ministre délégué aux comptes publics, Laurent Saint-Martin, d’un déficit public de 6 % du PIB cette année.

Dès lors, et c’est la première marche vers l’austérité, une focalisation médiatique et politique se fait sur la question budgétaire. Le déficit devenant « hors de contrôle », les marchés devenant « inquiets » et une crise de la dette devenant « possible », tout se passe comme si le seul débat possible de politique économique était la réduction du déficit. Cette réduction est présentée comme urgente, incontournable et isolée de tout contexte macroéconomique. Il faut réduire le déficit, vite, et voilà tout.

Les « experts » parlent alors pour évaluer le rythme de la consolidation budgétaire, les « milliards à trouver » et les moyens de les trouver. Ici, un débat se met en place sur la méthode. Mais il est déjà trop tard, le vrai débat, celui sur le cadre économique de cette hausse du déficit et de l’inefficacité des politiques menées jusque-là que traduit précisément la hausse du déficit, est déjà refermé. Il ne reste que deux moyens : la hausse des impôts et la baisse des dépenses.

Et c’est le deuxième étage de la fusée de l’austérité. La hausse des impôts est très débattue, on s’interroge sur son impact sur la croissance, l’attractivité, l’investissement, l’emploi. On en conclut qu’il faut y aller doucement, de façon temporaire et symbolique. C’est une contribution « politiquement et moralement nécessaire », affirme dans un entretien à Challenges l’économiste Olivier Blanchard, dont on rappellera plus loin la responsabilité dans la crise grecque.

Bref, c’est une pincée de « justice fiscale » qui, en réalité, a pour fonction principale de s’offrir le droit de conserver l’essentiel des baisses d’impôts du passé et de faire porter l’essentiel de l’effort sur les dépenses. Renoncer temporairement à 8 des 50 milliards d’euros annuels de baisses d’impôts réalisées sur le premier quinquennat Macron tout en s’offrant un quitus « moral et politique », voilà qui n’est pas une si mauvaise affaire.

Car, du côté de la réduction de la dépense publique, ces belles précautions n’existent pas. L'effet sur la croissance est nié. Dans le projet de loi de finances, la croissance restera stable à 1,1 %, malgré les coupes de plus d'un point de PIB. Les coupes ne sont jamais précisées. De fait, expliquer que l’on financera moins la santé, l’éducation, les transports, la vieillesse, détruira sans doute la belle vertu dont les défenseurs de l’austérité aiment à se draper. Ce petit raccourci et l’absence générale de contexte permettent de voir dans la « baisse de la dépense publique » un levier moins douloureux, plus sain et plus efficace pour réduire le déficit.

Aussi les membres du nouveau gouvernement ont-ils prévenu que c’est là que se portera l’essentiel de l’effort. C’est ce que Michel Barnier a précisé lors de sa déclaration de politique générale devant l’Assemblée nationale le 1er octobre : « Le premier remède de la dette, c’est la réduction des dépenses publiques. » Il est venu confirmer la déclaration de Laurent Saint-Martin le 25 septembre : « Nous redresserons les comptes en réduisant nos dépenses d’abord et prioritairement. » Le premier ministre en a d’ailleurs rajouté en appelant à plus d’efficacité et de productivité dans la sphère publique. Avec un résultat concret : la réduction de 40 milliards d'euros de la dépense publique sur 2025 annoncée dans la prochaine loi de finances.

2010 : l’austérité expansive

C’est ainsi que l’on atterrit sur une logique parfaitement alignée sur celle qui a présidé aux décisions du printemps 2010 lorsque l’Europe entière a basculé dans la récession. À l’époque, tout avait été construit également pour rendre cette réduction de la dépense le plus bénigne possible. À l’époque, Olivier Blanchard était chef économiste du Fonds monétaire international (FMI) et il avait produit des prévisions sous-estimant ce qu’on appelle le « multiplicateur budgétaire », c’est-à-dire l’impact de la politique budgétaire sur la croissance.

Dans un entretien célèbre au quotidien italien La Repubblica, le président de la Banque centrale européenne (BCE) d’alors, Jean-Claude Trichet, assurait en juin 2010 que « tout ce qui permet d’augmenter la confiance des marchés, des entreprises et des investisseurs dans les finances publiques est bon pour la consolidation de la croissance et la création d’emploi ». Et d’ajouter : « Je crois fermement que dans les circonstances actuelles, des politiques destinées à inspirer la confiance vont soutenir et non réduire la reprise économique. »

Ce discours de « l’austérité expansive », c’est-à-dire de la croissance soutenue par la réduction des dépenses publiques, trouve son origine dans un article de 2009 de l’économiste italien Alberto Alesina qui avait comparé les effets de la consolidation budgétaire par la baisse des dépenses et par la hausse des impôts. Il avait alors prétendu que la première méthode protégeait la croissance.

Cette étude, traduite dans un ouvrage publié peu avant le décès de l’économiste en 2019, Austerity: when it works and when it doesn’t (Princeton, 2019, non traduit), est très contestée. Mais elle a été une bénédiction pour les tenants de l’austérité, qui l’ont utilisée pour prétendre que la réduction des dépenses était une mesure de bonne politique.

Ignorance

Dans les faits, « l’austérité expansive » a été un désastre. Les dépenses publiques ne sont pas parasitaires pour l’économie, elles viennent l’irriguer et renforcent les conditions dans lesquelles la valeur est produite. Lorsqu’on réalise des coupes, au lieu d’améliorer l’efficacité de l’action publique, on réduit les fondements mêmes de la vie économique : la santé, l’éducation, les infrastructures…

Les baisses de la dépense publique ont donc des impacts économiques : elles affaiblissent la demande, l’investissement et l’attractivité. « L’austérité est une idée dangereuse parce qu’elle ignore les externalités qu’elle génère », résumait dans un ouvrage important l’économiste britannique Mark Blyth (Austerity. History of a dangerous idea, Oxford University UP, 2013, non traduit), en 2013. Derrière les appels aux coupes, il y a cette ignorance.

Or, c’est cette même ignorance qui condamne les politiques d’austérité à l’échec économique et aux désastres pour la société. Sur le plan strictement économique, les discours sur la reprise de la croissance en Grèce ces dernières années manquent la réalité de l’état de ce pays : le PIB grec du deuxième trimestre 2024 était inférieur de 23 % à celui du même trimestre de 2007. Son niveau actuel le ramène à celui de 2001. Ce pays a donc perdu, en termes de PIB, près de vingt-trois ans.

Le cas grec est certes extrême, mais le cas actuel de l’Allemagne vient montrer les effets sur le long terme de l’austérité, y compris sur les économies qui semblent les plus solides. On rappellera aussi le cas italien qui, depuis des décennies, affiche un excédent primaire (hors charge de la dette) alors que son économie est stagnante depuis un quart de siècle. Les pays qui ont réellement récupéré de la crise de 2010-2015 sont ceux qui ont tourné le dos à l’austérité, comme l’Espagne et le Portugal.

L’austérité tue, on a tendance à l’oublier.

Dans les années 2010, plusieurs études ont mis en lumière les effets sur le long terme de l’austérité, qui viennent contredire les beaux modèles d’Alberto Alesina. C’est ce que l’on appelle l’effet d’« hystérèse » qui a été mis en avant par Lawrence Summers et Antonio Fatas, deux économistes mainstream dans un article devenu célèbre de 2018.

Selon eux, on ne constate aucune reprise des gains de productivité sur le temps long après une réduction de la dépense publique. Dans ces conditions, soulignaient les deux auteurs, la « consolidation fiscale » est largement autodestructrice sur le plan budgétaire : elle ne permet pas de réduire réellement l’endettement et les déficits parce qu’elle affaiblit la croissance dans le temps.

Mais l’austérité a des conséquences plus larges. Les coupes budgétaires conduisent à une dégradation durable du cadre économique et du cadre de vie. L’austérité tue, on a tendance à l’oublier. Dans les pays touchés par ces politiques, les suicides se sont multipliés, tandis que les systèmes de santé se délitent et que les infrastructures se dégradent. Les quarante-trois décès de l’effondrement du pont Morandi à Gênes en 2018 sont là pour le rappeler.

Les colombes sont redevenues faucons et nous resservent sans vergogne la recette qu’elles ont jadis tant critiquée.

Dans la deuxième moitié des années 2010, la plupart des économistes orthodoxes et des dirigeants politiques avaient juré qu’on ne les y reprendrait plus. Ils avaient, assuraient-ils, retenu la leçon et les effets de l’austérité. On nous avait même promis un nouveau pacte budgétaire européen prenant en compte les erreurs du passé et qui serait « plus souple ». Mais tout cela est oublié désormais. Voilà que la France doit à nouveau, sous la pression de ses élites économico-politiques, basculer, avec la même mécanique et les mêmes arguments, vers l’austérité.

Les économistes « de centre-gauche », ces « néokeynésiens » qui avaient mené les travaux sur l’effet d’hystérèse, viennent désormais réclamer des baisses de dépenses. C’est le cas du chroniqueur du Financial Times Martin Sandbu, une des figures de la critique de l’austérité de la fin des années 2010, qui appelle désormais, dans une chronique du 26 septembre, la France à couper les dépenses… et les impôts.

Il en est de même d’Olivier Blanchard, dont toute l’activité après son départ du FMI a été de faire oublier sa complicité dans le désastre grec et qui a été l’un de ceux qui ont développé cette idée d’hystérèse de l’austérité. Mais, désormais, il appelle, dans l’entretien à Challenges, à réduire tranquillement les dépenses de 90 milliards d’euros pour atteindre l’équilibre primaire du budget. Les colombes sont donc redevenues faucons et nous resservent sans vergogne la recette qu’elles ont jadis tant critiquée.

L’explication de ce revirement est simple. Les économistes orthodoxes sont moins des scientifiques que des baromètres de l’intérêt du capital. L’austérité est une politique antiredistributive qui favorise les grands groupes du secteur privé en fragilisant le secteur public et donne la priorité au capital financier par rapport à l’intérêt général. C’est aussi et surtout une politique de répression sociale qui cherche – et souvent réussit – à briser toute résistance dans la société face au capital. Très souvent, les politiques d’austérité induisent aussi des luttes politiques concrètes. Le cas grec vient rappeler combien l’austérité a pu écraser toute forme de résistance dans la société.

C’est pourquoi l’austérité répond à la situation actuelle, celle où il devient nécessaire de maintenir un taux de rendement du capital élevé avec une croissance de plus en plus faible. Pour maintenir cet écart, le monde du capital a besoin de politiques concrètes : le maintien de l’essentiel des soutiens au secteur privé (que la taxe exceptionnelle ne viendra pas remettre en cause mais au contraire sécuriser), la sécurisation des rendements du capital financier et, enfin, la marchandisation croissante de la société. Pour développer un tel programme, il faut en finir avec les résistances. L’austérité semble donc répondre à ces exigences. Aussi est-elle désormais à nouveau portée à l’ordre du jour par la classe politique, avec la validation des économistes.

Romaric Godin