Angèle Lewis

Poésie, cotylédons, paillettes et compagnie. Féministe aussi. | @angele.lewis.poesie

[Aube rouge]

L'aube rouge M'appelle Je me réveille sans réponse Encore pleine de “qui suis-je” Et d'épaules De nuque D'omoplates Tendues

Mais cette douceur – lumière aux doigts de rose - A quelque chose D'immobile De lent D'apaisant

C'est un liseré coloré Donné À toutes celles qui ont les yeux ouverts

Même à moi Qui me sens pourtant Comme la plus lointaine La plus nue Et la plus maladroite Des étoiles

[Chevauchée d'océan]

Des vagues Des vagues Des vagues

Bandes de chevaux Écumants Fonçant droit sur ma poitrine Ma nuque Mes cuisses Courant tout autour Filant droit vers La terre Les pierres

Bouillant d'excitation Bousculant tout Dernier élan près du bord Se cabrant à l’assaut du sable Et au-delà encore Dans le souffle des embruns

Combien de mustangs fantômes Ont ainsi débarqués Passant de l'eau à l'air Chevauchés par les filles du vent Fuyant les brisant Pour atteindre les crêtes

[Une pierre dans le ventre]

Perdre le masque Ne plus faire semblant D'être touchée D'être intéressée Se sentir brute Et vivante Ne plus sourire Ne plus être légère

Prendre poids Prendre place

Retrouver son pouvoir

[Dolmen]

La pierre et le cercle Deux forces

La pierre est presque Immobile Puissante Par son poids Sa densité Minéral lié à tout ce qui l'a précédé Posée Enracinée dans le sol Lente et concentrée

Elle fait baisser les épaules Entrouvrir la bouche S'affermir le regard Aligner les mots Durs / denses Galets jetés sur l'eau Ricochent, résonnent, coulent Absorbés Par cellui qui écoute

La pierre est une force

Le cercle File vite Vrille véloce vivifiante Siffle comme le vent Fait fi de tout Se faufile Façonne tout vers l'avant Le mot sort trop vite Les pensées fusent Fusées d'idées Étoiles filantes Fracas vite réparé Sons éclatés Danse danse danse

Le cercle est une force

J'ai les deux dans les mains Mais c'est comme essayer de retenir Du sable

Elles cohabitent Disparaissent Reviennent rivales J'avale Comme je peux Ces forces fuyantes Qui coulent dans mes veines Et agitent ma langue

[Le cercle]

Le centre est un cercle Spirale qui se contracte Ou s'expand S'étend Rarement se détend

Le centre est un ventre Des émotions Colère / Tristesse / Joie / Peur / Désir

Ventre – centre de tout S'émeut Se meut Respire Par des mouvements d'opposition – inspire / expire -

On dit que les trous noirs aspirent toute La matière

Ce ventre-là Prend mon énergie

Mais je sens En même temps Comme je serais morte Si ce cercle-là Vorace Ne vivait pas en moi

[À pierre fendre]

Je sens que j'apprivoise La pierre en moi Quelque-chose d'immuable – ou qui bouge si lentement qu'on ne le distingue pas - Et d'enraciné dans le sol

Seule Je me sens d'une densité À n'avoir pas même besoin D'encaisser les chocs Je me sens en sécurité Je ne m'excuse plus Je me sens plus sûre De moi

L'identité n'est plus fendue Fondue en l'autre J'ai la sensation De faire bloc Avec moi-même

[Des mots pour se défendre]

Des mots pour se défendre Pour se dire soi Se poser sur le papier Pour se dire d'exister vraiment Pas seulement Dans le regard de l'autre Des mots tissés de soi

Des mots pour se défendre Éviter de fondre Disparaître – paraître / pas être – Sous un regard Plaqué Comme un papillon de décoration Ne devenir qu'une image Qui reflète la leur – leurre - La vôtre La tienne

Lueur

Des mots Pour se défendre Pour exister à soi Pour se dire Se définir S'imaginer Se raconter Créer Des histoires Avoir La main sur sa propre fiction Se plonger dans l'encre En arabesques En pleins et en déliés Délivrés Ivresse de se livrer

Des mots pour se défendre De ce que l'autre voit À travers ses yeux de Frère Sœur Chef·fe Collègue Enfant Parent·e Voisin·e Employé·e Banquièr·e – même un regard de chat - Sera De toute façon Une image Kaléïdoscopique Fracturée Superposée Stéréotypée Idéalisée Méprisante Indifférente De ce que je suis

Donc Une fiction

Autant choisir celle qui me plaît Dans le seul œil de mes Ami·e·s Et Partenaire·s

Une fiction Au plus proche de mon identité

Je serai donc Poétesse Professoresse Féministe Végétarienne Pansexuelle Tatouée Nullipart Couturière Anarchiste Cuisinière Jeudemotiste Femme Blanche

Voilà Mes mots pour me défendre

[Le masque]

À quoi est-ce que je tiens ? Moi ? À quoi tient ce que je suis ? Qui suis-je ? La compilation de quoi ? Quelles strates de quoi ? De qui ?

À qui est-ce que je tiens ? De qui est-ce que je tiens ?

Pourquoi ai-je l'impression de me Désagréger Morceler Fondre Sous le regard Sous les mots De l'autre

Suis-je friable – comme un sucre Amovible – comme une poupée Poreuse – comme une pierre de lave Décomposable – comme une feuille morte Pour qu'il soit si facile de me sentir Effritée Disloquée Creusée Décomposée Sous le regard Sous les mots De l'autre

Suis-je vraiment Individue Pour me sentir si simplement Divisée

Quelle colle les autres utilisent-t-ils Pour se tenir ?

Il y a dans mes mains Un masque Cassé en deux

Quelle colle les autres utilisent-ils À quoi est-ce que je tiens

[Histoire du patriarcat]

C’est une histoire D’inégalités

De femmes qui ont la culture Du soin Au point d’oublier celui Qu’elles se doivent à elles-mêmes

De jeunes hommes qui s’expriment femmes Et que l’on regarde de travers Avec un regard qui n’a que deux yeux Qui ressemblent à deux cases – féminin/masculin-

De vieillards Dont l’homosexualité Disparaîtrait Parce que – non mais quand même – Ils sont trop vieux

De lesbiennes invisibles Dès l’enfance Et jusqu’à la maison de retraite

De petits garçons qui n’ont pas Le droit de pleurer – on ne le leur a pas donné et il ne leur vient pas à l’esprit De l’arracher de force -

De femmes Sans pouvoir Sans défense Quand on les interpelle entre deux rues Par surprise Et qu’elles ont oublié leurs baskets Quand on les interpelle entre deux portes Par surprise Et qu’elles ne peuvent pas répondre

D’hommes Pleins de pouvoirs Pleins de paroles Qui ont appris à voir un corps sans défense Avec un regard de propriétaire Qui n’ont pas appris À se taire À écouter À partager

De guerrillères aux seins nus Aux poils drus Qui refusent un corps publicitaire Pour crier Que leur chair Leur peau Leurs muscles Leur appartiennent

C’est une histoire d’inégalités De luttes De se regarder en face

C’est une histoire de prise de pouvoir

D’inventer d’autres blagues Qui résonnent Qui transforment la norme Qui marquent au cœur Que nous n’avons pas peur Que notre rire est renversant

Prendre le pouvoir du rire

D’inventer des images Qui claquent Qui coupent Qui dessinent Qui représentent le monde Sous un autre regard Et sous d’autres couleurs

Prendre le pouvoir des images

D’inventer des poèmes Qui disent les rêves autrement Qui vous regardent avec un œil fauve Qui lèche sa plaie Qui sent la beauté insaisissable de sa fourrure

Prendre le pouvoir du poème

D’inventer des sons Qui parlent pour nous Par nous Des discours Des chuchotements Des chants Des cris Qui s’arrachent à la douleur Qui susurrent des caresses Qui font danser sous la pluie

Prendre le pouvoir des sons

C’est une histoire D’histoires De luttes De pouvoirs

Histoire de Revenir sur celles qui ont été effacées Se souvenir de celles qui ont été oubliées Créer celles qui n’existent pas encore

C’est une histoire de se sentir assez puissant·e·s Pour prendre soin de soi-même S’aimer Aimer sa sexualité

C’est une histoire de se sentir assez puissant·e·s Pour rire Pour pleurer Pour crier Pour être présent·e Pour sortir du brouillard Pour se défendre Pour défendre son identité Pour entendre sa voix

C’est une histoire de se sentir assez puissant·e·s Pour créer créer créer Jusqu’à obtenir Un espace partagé Sur un pied – sur un corps - D’égalité

[Brume]

Ambiance cotonneuse

Tout est vert tendre Vert menthe La brume monte Du sol Solitude de silence Impression d'une Couverture de sécurité Ambiance au goutte à goutte

Tout est vert sombre La pluie tombe Sur un ton doux Danse de l'eau En l'air

Tout est vert comme mes yeux Qui révèlent l'envers Du décor à corps végétal

Tiges tendues Feuilles qui boivent Pétales qui lissent leurs pistils

La brume La pluie Les fleurs Et le vent Qui ébouriffe les cheveux des arbres

Sous ma peau L'écorce