Angèle Lewis

Poésie, cotylédons, paillettes et compagnie. Féministe aussi. | @angele.lewis.poesie

[À quoi ça sert]

La poésie c’est dérisoire C’est bâtard Ça dit un truc et ça dit rien On en fait tout un art

À quoi ça sert la poésie La poésie Ça sert à rien À rien À rien À rien À rien À rien À rien À rien Ça sert à rien Rien À rien À rien À rien À rien À rien À rien À rien

Un poème ça sert à cracher le dedans Ça sert à rien Ça vient Gratter le ventre vomir la bile Lâcher cracher éructer Les mots sur le papier Nommer L’acidité qui ronge Qui râle Qui roule La trouille en boule Amasse ta salive Et cache Ton papier mâché

A rien Ça sert à rien Ça jette sur scène un froid C’est sale C’est seul un poème ça pue la solitude Tout le temps Tu crois que tu partages Tu patauges Tu jettes en pâture Une mauvaise peinture Avec plein d’ingrédients nuls dedans Couleurs nulles Nuances nulles Recul nul

Nul nul nul nul Ça sert à rien

Ça arrête pas les balles Ça tord pas les couteaux Ça guérit pas grand chose

Ni le mal de crâne Ni le monde qui crève

Ça empêche pas Des mecs de claquer leur meuf Ça arrête pas l’insulte Ni l’inceste Ça ressuscite personne

Une poésie jolie En épitaphe jolie Dans un cimetière joli Sous le soleil qui luit Sur l’herbe qui fleuri Ça ressuscite personne

Y a que Lazare Qui se marre

Ça sert à rien Quand t’as faim froid Quand t’es perdu.e Elle est perdue avec toi

Alors pourquoi Pourquoi je suis là A dire ça A dire tout ça Avec des rimes qui cognent Des vers qui craquent Des mots durs et tordus Comme le rictus des mort.e.s Pourquoi ça sort A quoi ça sert

A quoi ça sert la poésie A quoi ça sert d’écrire A quoi ça sert d’être féministe A quoi ça sert de croire Juste A quoi ça sert de croire

J’y crois pas J’y crois pas J’y crois pas J’ai pas la foi De faire des poèmes dans un puits comme des pièces jetées De faire des poèmes en d’étoile filante dans un ciel noir de jais De croiser les doigts en me disant que ça va aller

J’ai pas la foi Pas le kiff Je ripe Je sais plus qui quoi comment pourquoi Alors pourquoi

Pourquoi c’est là pourquoi ça Coule de moi Tout le temps Les mots les phrases en trampoline sur la langue En toboggan dans la tête En roulade dans l’oreille En glissade sur la page

Ça soulage Ça sonne juste Ça résonne Emprisonne les sons Les transforme En petits carillons

Ça réveille Ça indigne Ça indique L’incendie des coeurs brûlés L’affliction des coeurs brisés ça aide Les coeurs cassés A se recarcasser

Ça chante Ça crie C’est tranchant et léger Ça met du sens De la sensibilité Quand le monde part en fumée En fumisterie En délire complet

Ça cueille l’oreille Arrose la peau Là où ça brûlait

Ça partage Ça fomente des passages Secrets ça se glisse dans un carnet Sur une note de téléphone Dans le bus entre deux arrêts

Ça glisse tout seul le long du poignet Ça se faufile prêt ou pas prêt

A quoi ça sert la poésie La poésie c’est dérisoire Mais pour moi c’est la seule manière D’attraper le réel Le sortir de son trou noir De lui dire Avec un poème D’aller gentiment se faire voir

Eco-résurrection

Atmosphère à peine pluvieuse Atmosphère vaporeuse L'orage Tient l'arrosage En laisse Un monstre sombre Se balade en l'air Et moi entre les tombes Comme dans un grand jardin

Je n'entends rien Que les oiseaux L'herbe qui pousse Vert fluo

Tout est vif Et lent Les morts se reposent Les corps se décomposent Verticalement En tiges

Ici La terre respire comme un yogi Les arbres immenses se déplient Dans une séance de Taï Chi

Je croise une stèle Gravée Madame et Mademoiselle Et je les imagine Amantes sous le tombeau Dormant dans le tréfonds d'un amour qui éclot

Là Où la lumière pleut Je guette les métamorphoses Du bout des yeux

Je marche par-dessus La terre qui ressuscite Echos de cimetière Silence des pierres Imaginaire Sans limite

Monstres

“Éloigner les monstres, / sans croire / que, mufle chaud, / ils peuvent venir, / boire dans nos mains” – Danièle Corre, Comme si jamais personne

Je renoue avec les monstres J'aime leur puissance Leur marge des forêts et du dessous des lits Le pouvoir de destruction Dans leur seul regard

Les monstres tranquilles Géants Aimant l'ombre Veillant À ce qu'on les laisse tranquille

J'aime l'assurance du croc qui tranche De la griffe qui coupe Sans se fendre d'un sourire

J'aime qu'ils soient tout entier habités Par leur étrangeté

Je les aime En miroir de moi

Je veux Lilith Médée Méduse Charybde Baba Yaga Kali Loup·ve·s-garou sirènes vampires harpies Tou·te·s les ogres·ses qui sourient De leurs yeux plus gros que le ventre

Je veux leurs mâchoires Pour dévorer Les monstres qui passent Qui se pensent Plus grands Plus gros Plus puissants Plus dévorants que moi

Je veux être de celleux Qui font bande la nuit Qui gardent dans le cœur Une morsure qui jallit

Tetris

Dans tes oreilles si tu veux – Vitalic, “La mort sur le dancefloor”

Les jours se comptent Se décomptent Se coupent S'accouplent S'enfilent en aiguille Mois Semaines Minutes Après-midi Soirées Demi-heures Heures Fins de journée Matins Midis Années

Disons années Disons trente-deux

Disons Que tout cela se découpe en confettis En miettes sur le buffet En paillettes En boule à facettes Chaque mini-miroir reflète La mosaïque d'un beau visage en fête

Disons Que cela se découpe en tempo En petits morceaux Électro/flamenco/disco

Disons aussi Que cela s'évapore En transpiration des corps Que cela goutte Avec la pluie au-dehors

Disons seulement Que Dans le tetris du temps Chaque moment aligné Brille Et disparaît

Il n'y a qu'à danser sur le monde Comme sur un dancefloor Damier disco fluo Jeu de marelle jeu de mortel·le Multicolore

[Laisse tomber]

Qu'est-ce qui te tient accroché·e Qu'est-ce qui se passe si Ça lâche

Sois sale gosse Embrasse de ta peau le ciel bleu azur Gave-toi de mûres Caresse les fleurs Chasse la peur Avec des talismans d'argent suspendus aux branches Laisse le temps Freine l'instant En grimpant sur un frêne Qui sème ses graines en hélico Au bord de l'eau N'aie pas crainte du baiser Envolé Des guêpes affairées à chercher Le sucre de tes lèvres

Tu te sens distordu·e comme les arbres fruitiers Mais regarde comme ils sont beaux Tous tes fruits que tu portes en collier

[Autoportrait]

Je suis une caricature

Je suis féministe Lesbienne Végétarienne – souvent végan - J'ai des tatouages Les cheveux courts Des poils sous les bras – ma fierté, ils mesurent jusqu'à 5cm - Des poils sur les jambes Je ne porte pas de soutif Et aussi J'écris de la poésie

Je suis une caricature

Je suis écolo et je n'ai plus d'éponge ni de liquide vaisselle Les invité·e·s volontaires pour aider sont déçu·e·s Mais par chance Il y a encore du PQ Je suis écolo il n'y a pas de sopalin Je suis écolo il n'y a pas de mouchoirs Je suis écolo il n'y a pas de chocolat C'est tellement la décroissance Que j'ai peur de voir le nombre de mes ami·e·s Décroître aussi

Je suis une caricature J'écris de la poésie pour me renverser sur la page Que mes sentiments dégoulinent comme l'eau d'un vase De fleurs fanées J'écris pour m'épancher Pour éponger les émotions qui débordent Pour éviter l'implosion Et La gêne de grandes effusions Écrire pour cacher ses émotions aux yeux des autres, en faire un poème et le rendre public Pas toujours logique

Je suis une caricature Aussi Quand je tombe amoureuse Mon téléphone vibre dans ma poitrine A chaque message reçu L'imagination part en vrille ou en entrechat Je me fais des comédies musicales Avec des chansons d'amour Des dialogues aussi piquants que glissants Des caresses avec les ongles et la langue s'envolant Je succombe Et tout ça Sans que jamais vraiment la personne concernée ne soit mise au courant

Je suis une caricature J'ai la carrure D'une lesbienne qui aime les chats D'une végétarienne qui aime le tofu D'une poétesse qui aime Cécile Coulon D'une féministe qui aime avoir une bibliothèque débordante de livres théoriques qu'elle n'a lu qu'à moitié D'une amoureuse qui aime – tout court

Je suis Je suis Je suis Une caricature

Et ça vaut toujours mieux que d'être parfaite Ou encore rien du tout

[Sauve qui pleut]

Que j'aime ce temps de pluie après la chaleur écrasante Tout vit et danse Personne ne peste Contre cette flotte qui tombe et arrose tout

Les oiseaux sont fous Ils pépient-pétillent Les fenêtres sont ouvertes comme par grand soleil Ouvertes comme des bouches Attirées par un verre d'eau après une trop longue randonnée

La lumière est si douce On a l'impression d'être invité·e chez des fantômes

Ça donne des envies de sieste Ou de lente observation du dehors Une envie de silence Pour entendre résonner les bruits d'eau Et mieux sentir encore les frissons Qui courent sur la peau

[Les racines de la langue]

Les corps écrivent Serrent le bois du crayon de bois Ou le plastique du stylo bic

Les corps écrivent

Les plantes se penchent Intriguées Sur ces tiges tournées Courbées Repliées Sur le papier Repliées Sur la technologie du langage

Se couchant presque sur la page Des corps Nourris de lumières d'eau claire et d'histoires Les racines plantées sur les coussins du canapé Happés Par les mots Qui se bousculent sur la feuille Qui se souvient D'avoir un jour été verte Dans la douceur du matin

Dans un coin L'eau bout comme les cerveaux Pour prendre le parfum du thé ou du café L'eau coule Dans les veine et dans l'encre Dans la tasse qui arrose La machine nerveuse Qui invente et compose Se décompose Se métamorphose En mots

Tous Les éléments font mouvement Danse discrète des lettres De l'écriture Qui attache les corps Les cœurs Les crocs A des phrases qui résonnent en écho

Des phrases qui font racines Sous-bois Ou cimes

Canopée ou canapé Dans l'espace et dans le temps De nos langues textuelles et mélangées Nous sommes tous Et toutes Forêt

[Cène familiale]

Tout le monde fume Rit Boit Parle Et chante

De bout en bout la table est pleine De convives et d'assiettes Vides Et nos ventres pleins Le sont autant Que le plaisir gourmand d'être là

Les rires fusent On interpelle untel en coupant son voisin Qui tend l'oreille à la voisine Qui tend la main pour passer un morceau de pain A l'autre voisin Celui qui nous appelait pour un prendre un verre de vin

Certain·e·s se lèvent On les rappelle Ou on invente un chant pour les faire revenir

Un enfant qu'on croyait couché descend les escaliers Attrape un adulte qui Le raccompagne à son lit Invente un conte sur le pouce Repoussant l'insomnie

La fête s'allonge aussi C'est un anniversaire

On brûle tout par les deux bouts La bougie sur le gâteau Les cigarettes au bout du bec Le verre de rhum chauffant la gorge Incendie la parole Car surtout On brûle d'entendre les meilleurs blagues Celles qui sont des histoires vraies Des souvenirs de voyage Ou de fou du village

Les plus terribles aussi

Celles qui viennent de loin Qui redonnent sens aux mots Que tout le monde écoute Le silence en écho

Le rire brise l'instant Et la parole reprend Grand mélange de mots Qui s'écoulent à grand flots

De bout en bout la table est pleine De convives et d'assiettes

Tout le monde fume Rit Boit Parle Et chante

[Beat, basse, rythme & poésie]

Assise sur un fauteuil gris Ou vert – l'éclairage est traître – Je sirote la bière Encore fraîche La seule Qui sera bue par moi ce soir

Je feuillette je lis Un recueil de Prévert trouvé par hasard À portée de main de regard Au milieu de la nuit

Dans un bar Qui crache des beat et des basses Moi Je lis de la poésie

Mes comparses sont parties Elles dansent Elles ont fui vers la piste de trans Pour sentir le son dans leurs os Elles se déhanchent À contretemps de mon rythme de poétesse Assise Sirotante Lisante Écrivante

Voilà Je touche à l'endroit de la solitude qui me plaît Où je suis à ma place Où je vis le temps Comme je l'entends

Il est minuit passé Et c'est juste le bon moment pour Boire du Prévert Lire de la bière Laisser la musique me traverser Le cul posé sur le papier Que je griffonne Gratter la liberté Comme une mi-temps prolongée Ou un ticket de loto Que je suis toujours sûre de gagner