Nomade, la terre est à tout le monde et à personne. Les tribus se forment et se déforment au gré des voyages. Vivre hors de l'espace-temps imposé par l'économie rend libre d'esprit mais le prix à payer peut être assez lourd.
Je me demande si ce que l'on nomme “dépression” n'est qu'un état d'esprit trop circulaire pour tenir dans une pyramide.
Souffrir active la mémoire. Le souvenir de la souffrance active la peur. Faut-il ignorer ses pensées pour être heureux ?
L'été peine à s'installer. J'angoisse déjà à l'idée de l'hiver : où être pour limiter la souffrance physique et psychologique au maximum.
Plus de perspective. La pandémie et la “famille” ont anéanti mes espoirs. Se lever, même drogué, reste pénible. Les mêmes rêves s'acharnent: être abandonné, être perdu.
De nouveau, chercher ma place, ma tribu, avec une énergie des plus basses.
Il est dimanche midi, seul au parc. Le pays mange probablement et vaque à ses automatismes. Moi, j'écris.
Appart mal isolé, il pleut désormais dans la chambre. La défilé de moteurs à explosion continue là dehors. Trop froid pour sortir.
On y est. Troisième pseudo-confinement. Au tout premier, je plaignais les gens bloqués en ville, sans soleil. M'y voici m'y voilà, avec fuites et bruit en bonus.
Qu'est ce qui nous tuera en premier? Le changement climatique? L'idéologie capitaliste? Une pandémie de variants ultra-virulents? L'isolement?
C'est officiel, ma famille n'est plus. Ce soir en plein dîner, mon père a eu l’indécence de lire sans avertir une sorte de contrat de loyer, avec chiffres et détails juridiques à l'appui, comme si nous étions dans une relation purement propriétaire/client.
Tout le monde écoutait poliment, même mon frère, qui affirmait il y a une semaine que jamais la famille ne ferait payer de loyer à la famille. 20 ans de locations toujours plus obscènes ont dû altérer son sens de la cohérence.
Je suis parti avant la fin tellement ce contrat n'en était pas un.
Quand le capitalisme pourrit les relations, il n'y a plus d'amis, de famille, de proches. Tout n'est plus qu'un livre de compte, de transactions bien nettes, de possessions, possédants et possédés.
On m'avait vendu une communauté, me voici dans un royaume marchand où l'argent et le statut font loi.
Seul de nouveau, je refuse de marcher au pas, d'entrer dans la logique mortifère.
L'avenir n'a jamais été aussi incertain. Il m'incombe désormais de transformer mon angoisse existentielle en combustible pour avancer vers... autre chose.
Samedi soir, pas un chat dehors, la télé regorge de propagande crasse et autres programmes abrutissants. Nous entamons notre troisième pseudo-confinement, avec assez de liberté pour laisser circuler le virus et assez de restrictions pour saper le moral de tous.
Après un long réveil et une bonne chiasse, ma femme m'adresse à peine la parole et je m'interroge sur ses motivations: j'hésite entre l'engueulade avec mon frère au dîner clandestin d'hier soir, mon humeur particulièrement exécrable depuis des mois, ou son aliénation numériquo-professionnelle.
Aujourd'hui je n'ai parlé qu'à deux personnes hors de chez moi : le boucher, qui fait toujours la gueule, et une ex-psychologue déprimée, rencontrée par hasard. Son histoire m'a parue presque caricaturale : ascendants décimés, abandonnée par ses descendants, discours défaitiste et visage déconfit. Que du bonheur. On a marché ensemble, enfin, elle m'a suivi et j'ai tenté quelques tirades de réconfort, sans trop y croire moi-même. En bon connard antipathique, je n'ai ressenti aucune compassion, rien, juste une prise de conscience de mon propre déni émotionnel.
Après avoir semé “la personne”, j'ai cru trouver un coin propice au lâcher prise, dans une belle petite clairière au bout d'un chemin. C'était sans compter la présence d'une caméra de surveillance, bien camouflée dans un arbre et qui eut vite fait de réveiller mon inconfort psychologique.
Quoi d'autre ?
Je suis logé à titre gracieux pour le moment mais ma “famille” est entrain de me concocter un loyer sur mesure. C'est ça, l'esprit de famille. Mon frère, qui vient de débarquer, n'y voit pas d'inconvénients, malgré ses arguments anticapitalistes de la veille, d'où notre accrochage verbal qui se soldera évidemment par un claquement de porte.
J'ai mendié mes quelques euros d'allocations pour pouvoir bouffer, avec blocages administratifs et chantages aux travaux forcés de rigueur.
Les expérimentations grandeur-nature vaccinations vont bon train, le passeport vaccinal se met tranquillement en place.
Travailler en visio est toujours aussi aliénant, stressant et déshumanisant. Cerise sur le gâteau : c'est du bénévolat.
Je suis sous antidépresseurs depuis des mois et pourtant je ne me suis jamais autant senti vide à l'intérieur. Les miracles de la médecine moderne.