Angèle Lewis

Poésie, cotylédons, paillettes et compagnie. Féministe aussi. | @angele.lewis.poesie

[Brûler la nuit]

8 mars

Dans la nuit Des formes se bousculent Se rapprochent S'allient comme l'eau Comme des gouttes Glissent Se rassemblent Se font marée montante débordant d'attente

Tou·te·s les animal·e·s sont là Et tou·te·s Poussent des cris Le mien est strident Inimitable

La meute fait corps Derrière des mots qui disent des torts Que l'on crie que l'on bannit La meute fait corps Derrière des mots que l'on dit en rythme Le cœur battant sur le pavé

Rituel sous le ciel Entre les murs de la ville

Les regards s'attrapent avec plaisir Avec l’œil qui pétille Qui brille Qui reconnaît Qui découvre On tient au fil des yeux et de la voix D'une ou deux ou trois compagnes Qui retissent aussi la trame De la rue

Autour Des électrons libres Veillent à ce que la traversée Se fasse en puissance Et en douceur

Sous les lumières électriques Les feux que nous allumons ne vacillent pas Ils étincellent entre nos mains Ils chauffent nos gorges à nous brûler Et nous en tirons quelques-uns En feux d'artifices Rouges et verts Entre les enseignes qui disparaissent dans la foulée Dans la fumée Noire Portée à bout de bras Noire Comme cette anarchie chérie Couleur du deuil De nos illusions perdues Et de la nuit sans étoiles

La colère nous consume tant Et si bien Qu'à la fin nous sommes un poing serré Fatigué·e·s Mais riant criant toujours Jusqu'au dernier pas ensemble Jusqu'au dernier regard ensemble Jusqu'au dernier mot ensemble

Et là Comme les animal·e·s sauvages que nous sommes parfois Chacun·e s'en va Vers la dite civilisation Qui porte en elle pourtant les violences Que nous avons un instant enseveli dans la nuit

Portant sur soi Le souvenir La force Le savoir Et l'idée d'un futur D'une autre Nuit réuni·e·s

Et peut-être D'un soleil qui brûlera du feu Que nous portons Crions Vers cette dite civilisation

[Les petites filles sauvages]

J'ai rêvé que j'écrivais un texte Qui s'appelait “Les petites filles sauvages”

Et je ne sais pas Si ce sont des petites filles qui poussent où elles veulent Comme les orties Les pâquerettes Et les pissenlits

Si ce sont celles qui habitent les bois Torse nu Cheveux hirsutes A se gaver de mûres et de myrtilles Au point d'avoir les lèvres teintées de bleu Et les dents de lait Teintées de rouge

Ou peut-être que ce sont celles Qui peuplent la jungle des villes Du terrain vague au bitume En jupe longue ou jogging Cheveux courts ou battant dans le dos En baskets en trottinette Le regard rieur Et les genoux écorchés Comme les paumes

Qui sont-elles ensuite ?

Des grandes personnes qui ont leur désir tatoué Tracé Entrelacé Sur les lignes de la main Au creux de leurs poings

Les petites et les grandes filles sauvages Savent qu'elles ont le cœur Du lapin De la biche Du merle De la renarde Du lynx Et de la louve

Un cœur intranquille Impatient Indomptable

Qui suit une piste insondable Même pour elles Même pour le chasseur ou la chasseresse Qui aurait pour elles Le cœur le plus débordant d'amour Ou de tendresse

[Poème boréal]

À Joséphine Bacon

Je rencontre une poétesse innu Parlant une langue inouïe Une langue De lichen et de vent Qui dentelle les mots en Papakassiku – le maître du caribou Nutshimit – la terre Kununiti – le vent Nutiki – la neige Aimun – le mot Une langue Dans laquelle le mot “poème” n'existe pas Dans laquelle le mot “poème” a été inventé Car il n'est pas besoin de nommer Une langue entière qui est poème

Les mots sont des échos Des voix qui se sont tues Mêlées à celles qui se souviennent Qui cherchent à la trace Dans la neige ou ailleurs Des morceaux de mémoire Accrochés au tambour et À la danse lente des étoiles

Sous l’œil du caribou Du courant des rivières et de l'aurore boréale Même la plus nue et la plus petite des pierres Est un poème nomade

[L'écho des crocs]

Dé-chaînée Des liens du bout de la langue Des liens comme des veines Écoute bien Des veines en lien à S'accrocher à l'autre pour respirer Pour s'irriguer Pour essayer De tenir debout De but en blanc Envers et contre tout Et même à contretemps

L'amour à l'autre Chevillé au corps En serrant les crocs À croquer le cou Et craquant la nuque pour accuser le coup L'amour à l'autre Tient à autre Chose que ces liens-là

Je lance la quête des désirs en porte-voix Des solitudes qui s'étonnent d'être là Du corps entier qui se retrouve porté Par deux jambes deux bras

C'est la quête des liens sans peur et sans contrôle La quête de mes mains Ouvertes à la parole

[Plantez-la là]

Le cœur à cran s'épanouit Dans le vent Cœur accro à l'air libre Vibre La tête en l'air Et les pieds seuls au sol J'enfonce mes racines

Je ne sais ce qui me pousse Mais ce n'est pas une mauvaise herbe

Je cherche dans la terre Un soleil incertain et secret Et une eau dormante Qui se réveille

Je vole au vent des graines plantées dans un mur Qui se fissure J'avale à vif la vie qui vient Bien sûr

[Constellations]

Trouver sa place Ou plutôt Accueillir celle qu'on a Qu'on nous propose Qu'on nous fait

Repousser du bout du doigt La sensation qui monte A chaque fois que l'on ne se sent pas bien là Juste là où l'on est

Repousser doucement la peur De ne faire partie d'aucun monde

Tenter de renoncer aux techniques du type – liste non exhaustive - 1) Imposer ses choix – même les plus anodins - Genre imposer la glace en bâtonnet plutôt que la glace en pot Par peur de ne pas être écoutée Ou encore 2) Se fondre dans la masse Dans le groupe Dans l'autre Avec l'idée de correspondre à l'image que qui que ce soit attend de nous Mais aussi 3) Se remettre en question au point De se dire que le cas est désespéré Que l'on est cinglé·e/cassé·e/éclaté·e Un genre de monstre un peu barjo Au point de se dire aussi Qu'il vaut mieux s'isoler que de toucher celles et ceux qu'on aime Des filaments brûlants de nos angoisses

Trouver sa place Dans la constellation des relations Lever les yeux pour voir l'espace Au-dessus De soi Au lieu de baisser les yeux vers le gouffre qui s'ouvre au-dessous

Lever les yeux Voir comme le ciel est grand Large Profond Insondable

Trouver les contours de son propre rayonnement Se regarder comme tel Étoile Pas un météore en fusion type Armageddon Pas une géante rouge au bord de l'explosion Pas – non plus – le centre de l'univers

Juste ça Juste soi Étoile Un peu radioactive Un peu brûlante Un peu suspendue dans le vide Et aussi – pour cela Précisément pour cela - Brillante brillante brillante À accrocher des rêves aux regards À guider qui se perd en mer À porter une partie du monde Dans la constellation des mondes

[Qu'il faut porter l'obscur]

Le temps s'écoule en suspension Le monde autour de moi est nu Comme mon esprit tendu Vers une direction que je ne connais pas encore J'espère que mon corps Avancera Posera ses pas au bon endroit Marchera pour ma tête Qui reste immobile sur les épaules Se dégageant de toute responsabilité Je perds le nord Le sud l'est et l'ouest Le haut et le bas L'intérieur même

Que l'obscur est sombre Ça paraît simple dit comme ça

J'ai l'impression d'être au bord d'une falaise De chercher encore un chemin invisible dans le vide Alors qu'il n'y a qu'à rebrousser chemin Revenir en arrière Voyager dans le temps Ou disparaître dans celui d'une chute

Elle dit ça la sorcière Qu'il faut rêver l'obscur Qu'il faut en prendre soin Que toute femme qui regarde en elle Est de celles Qui se baladent nues avec la puissance de la nuit

Moi je suis perdue Avec sous la peau Une obscurité si dense que je n'y vois rien Une partie de moi Coupée du temps de l'espace et du monde Je ne me sens pas puissante Je me sens si fragile Que je fuis le sommeil et le lit Pour ne pas ajouter d'ombre Aux lumières qui disparaissent déjà Restant tard à écrire Me levant tôt pour écrire Comme si la page blanche Et les lettres d'encre Pouvaient seules tatouer la peau de l'intérieur Donner des mots au silence de tombe Faire sonner les clochettes d'argent Et laisser des gouttes de rosée d'aurore Sur les toiles d'araignées Qui font dentelle Sur le plafond de ma boîte crânienne

[Prise au vent]

Je me sens comme un pissenlit en graines Prête à décoller À partir avec le vent Me désunir Lâcher l'attache Savoir le sol sous mes pieds sans le toucher Sentir La légèreté de l'être Ne plus tomber comme la pluie Mais trouver une façon Dans la fragilité De voir quelle force résiste Quelle prise existe Prise au vent ou prisonnière De liens qui libèrent

[Désir fauve]

Le désir est joueur Il naît Disparaît Ressurgit Reste en surface S'efface Meurt pendant des jours Ressuscite Pointe le bout du nez ou de la patte Timide Peu à peu S'installe Mais jamais tout à fait

Il faut montrer patte blanche A son tour L'apprivoiser comme un renard ou une amitié

Accepter de le voir loin Parfois se laisser brûler

Drôle de fauve Avec autant de fourrure en camouflage Que de griffes en défense Que de caresses en amour

[Petite tristesse]

Vague à l'âme En lame de fond Sous la peau Les mots m'écorchent en écho Scarification du cœur Sans trace au-dehors du corps

C'est con De manquer de confiance La conscience intranquille Vrille Dans une valse absurde Dépourvue de sens

Je pense en boucle Sans pansement pour mes petites blessures Écorchures De silences qui sillonnent Mon crâne comme un vinyle Une musique polyphonique résonne

Mélancolique Pincement mineur au cœur Corde sensible Qui fait vibrer la voix Indécente de petite tristesse