view[Désir fauve]
Le désir est joueur
Il naît
Disparaît
Ressurgit
Reste en surface
S'efface
Meurt pendant des jours
Ressuscite
Pointe le bout du nez ou de la patte
Timide
Peu à peu
S'installe
Mais jamais tout à fait
Il faut montrer patte blanche
A son tour
L'apprivoiser comme un renard ou une amitié
Accepter de le voir loin
Parfois se laisser brûler
Drôle de fauve
Avec autant de fourrure en camouflage
Que de griffes en défense
Que de caresses en amour
view[Petite tristesse]
Vague à l'âme
En lame de fond
Sous la peau
Les mots m'écorchent en écho
Scarification du cœur
Sans trace au-dehors du corps
C'est con
De manquer de confiance
La conscience intranquille
Vrille
Dans une valse absurde
Dépourvue de sens
Je pense en boucle
Sans pansement pour mes petites blessures
Écorchures
De silences qui sillonnent
Mon crâne comme un vinyle
Une musique polyphonique résonne
Mélancolique
Pincement mineur au cœur
Corde sensible
Qui fait vibrer la voix
Indécente de petite tristesse
view[Enigma]
Mes mots sont des codes
Mes textes des histoires à déchiffrer
J'écris d'une écriture gazée
Par pudeur du cœur
Et aussi
Parce que les mots sont insuffisants à dire la réalité
Tout au plus ils l'enveloppent
D'un trompe l’œil pour vous et moi
Si je vous dis “chat”
Aura-t-il les des griffes aussi vives dans nos esprits respectifs ?
Si je vous dis “table”
En bois, en verre, en fer ?
Ronde ou rectangulaire ?
Si je vous dis “amour”
... ?
Les mots s'enchâssent dans nos histoires
Ils ont du sens
On se comprend
Mais à demi
Et dans le cas du poème il ne s'agit pas de comprendre
Mais de sentir
De
Ressentir
D'éprouver
C'est comme entrer dans le palais des miroirs à la foire
Tous vous reflètent
Mais
Sous un angle différent
Au point que l'on peine à se reconnaître
Ou se promener dans une maison
Dont chaque objet est relié à une part de nous
Par un fil invisible
Nous parle
Comme si l'on se retrouvait à chaque pièce
Et jusque dans la lumière
Ou les portes fermées
Une maison à l'image de ce que nous sommes
Comme s'il y avait une correspondance
Un langage secret
Entre la réalité et nous
C'est ce langage que j'utilise
Des mots tissés pour faire un motif
Dans lequel j'entrelace les fils fins
De mon histoire
De mes émotions
Presque un secret
Que je vous partage
L'art de laisser une porte ouverte en laissant croire au monde qu'elle est scellée
view[Trans·Naissance]
Et si
Annoncer une transition
Était reçu comme une naissance
Les visages éclairés laisseraient briller des yeux curieux
La bouche étirée serait prompte
À deviner le nouveau prénom
À rire
À dire Félicitations
On sortirait le champagne
On en parlerait à tout le monde
Puisqu'au bout d'un certain temps
Le corps est marqué par la métamorphose
Il devient visible
Que quelque-chose se trame
Se tisse en secret en soi
Puisse chacun·e recevoir
Cette lumière
Cette transition
Comme une naissance
Les dragées en partage
Et fuck la couleur avec laquelle on repeindra la chambre
view[Porter son cœur]
Il faut apprendre à porter son cœur
Gonflé de désir
Ou lourd comme une pierre
Comme une bombe
Prête à éclater
Son cœur frileux
Son cœur incertain qui balance sans cesse
Son cœur pétillant
De la soutenable légèreté de l'être
Apprendre à porter son cœur
Comme une chose rare et précieuse
Comme on est soi-même rare et précieux·se
Porter son cœur comme le sol nous porte déjà
Savoir que – sans besoin de se la faire –
Notre place – pieds sur terre -
Est là
Quoi qu'on puisse dire
Quoi qu'on puisse penser
Là
Juste là
Où l'on porte son cœur reposé
view[Genre]
Il faut faire éclater les cases
Faire péter nos murs
Arrêter d'essayer de faire rentrer
Les ronds les carrés les triangles
Dans
Les triangles les ronds les carrés
Comprendre
Qu'on a tou·te·s une forme d'étoile à mille branches
Qu'à moins d'être un·e informaticien·ne bloqué·e dans les années 60
On peut penser autrement qu'en binaire
view[Le tableau]
En chuchotant
Ma mère montre du doigt un tableau
Posé
Sur le sol de la chambre
Me raconte son histoire
On y voit
Un bout de table recouverte d'une toile cirée
Carreaux blancs et verts
Collée à un mur qui se fissure
S'effrite s'écaille
Un bout de mur recouvert à la chaux
On devine sans le voir le sol de terre battue
Puis
Deux petits objets quotidiens
Aussi simples que le reste du décor qui les entoure comme une main de grand-mère
Un vase rempli de petites fleurs
Une louche suspendue au mur
Mais le sujet du tableau n'est
Ni la table installée ni la toile cirée ni le mur fêlé ni le vase posé ni la louche accrochée
Il y a aussi une fenêtre en haut à droite
Une fenêtre carrée petite croisée modeste
Comme tout le reste
Du tableau
Mais
Ce n'est pas non plus cette fenêtre carrée
Qui donne son sens
Aux couleurs posées ça et là sur le bois
C'est
La lumière qui la traverse
Embarquant avec elle l'éclat vert des feuilles d'arbre l'éclat bleu du ciel l'éclat jaune du soleil
Elle porte tous ces éclats
Comme des éclats de rires bruyants
Dans cet intérieur si simple si modeste pour ne pas dire
Pauvre
Elle colore le mur
Comme on esquisse un sourire
L'histoire de ce tableau
Des mains du peintre à celles de mon arrière-grand-mère à celles de ma grand-mère à celles de ma propre mère qui finit son récit en le posant dans les miennes
Voici maintenant celui que j'en fait
Les fenêtres sont souvent fermées
Entre la mère et la fille
Les mots y passent mal déformé par le verre
Entre la fille l'aïeule et la bisaïeule
La fenêtre est même soudée
Scellée par la Mort qui dessine les frontières à la faux
Mais ce tableau
Est une lumière traversante
Qui se joue des frontières
Les fenêtres de toutes les générations pourraient être fermées
Il y aurait toujours
Une lumière à transmettre
view[Matin suspendu]
Réveillée
Par le jour caché derrière les stores
J'entends
Les oiseaux
La pluie
La lumière du printemps qui m'appelle
Aussi
Je file hors
De la couette
J'échappe
Au sommeil langoureux
Aux bras amoureux
Pour boire des yeux
Les gouttes de soleil se jouant des nuages
Profiter
Des échos de silence insolent
De solitude transie
Pour capter sur mon transistor la musique de mon corps
Boire
Un thé noir
Les genoux cachés par la chaleur d'une petite couverture
Les pieds repliés sur le canapé
Je ne touche plus le sol
Suspendue
Aux restes de rêves
Lambeaux de couleurs vives
Suspendue
À mon cœur funambule
Qui cherche et trouve à chaque pas
L'équilibre
Sur le fil tendu
Du désir
view[Révolution végétale]
La vie palpite dans tous les interstices
Tous les espaces
Où passe
La lumière la terre l'eau la graine
Les grains de beauté
S'épanouissent comme les autres
Pour nous rendre à fleur de peau
Les jours rallongent comme le désir
D'être au corps à corps
De caresser le sol
La terre
Se réchauffe aux feux rasants du printemps
L’œil vert capte
La moindre mousse
La moindre pousse
Dans le mur
Qui viendra
Faire exploser la brique de l'intérieur
La vie douce mange la matière brute
La main qui glisse sur le sexe fait voler la morale
En éclats interstellaires
Bye bye
On ramasse des bouquets pour s'en faire des couronnes
On dessine des marguerites à la craie sur les murs de béton
On lance des bombes à graines au-dessus des grillages
On cueille du bout des lèvres des fleurs
De romarin
On tend la main
Aux menthes ardentes
Aux orties qui manies des poignards tout petits
Aux roses sauvages qui griffent autant qu'elles séduisent
À toutes les mauvaises herbes
Mauvaises graines
Qui se tiennent prêtes
À prendre la clef des champs trop bien rangés
À faire le mur et les pavés
À semer le vent pour récolter la fête
view[Lever son verre à l'aube]
<< Et l'orage gronde/On a le dos courbé par les trombes d'eau qui tombent/Si tu nous croises dans la nuit/Barre-toi/On a des tatouages invisibles toi tu les vois aussi >>, Aloïse Sauvage, “L'orage”
Je veux un coucher de soleil
Je veux le crépuscule des dieux
La fin d'un monde
Qui marche d'un pas lourd sur des visages qui crient
Depuis longtemps
Je veux la fin
D'une histoire racontée toujours par les mêmes
La mémoire tranchée
Pour effacer
Les figures de l'ombre
Qui ont pourtant toujours été là
Je veux la fin
De cette histoire-là
Qui oublie délibérément mon
Identité
Ma
Sexualité
Qui me force à baisser les yeux quand je suis seule face au miroir
Qui fait couler dans mes veines
L'anonymat
En même temps que mon sang
Je veux
La fin de cette histoire-là
Je veux la nuit
Une nuit de fête
D'explosions
De confettis
De jouissances
De feux d'artifice
De rires en cascade
De jus de fruits ou d'alcool
Une nuit qui pétille
Où les langues se délient
Dans le délire
Le désir
Le délice
De refaire le monde
Une nuit dans l'herbe à la belle étoile
Ou sous la pluie lourde d'un orage
Qui attend
Depuis longtemps
De crever
De jouer sa musique sur les pavés
D'abreuver
La terre qui se gorge d'eau
Qui se fait ruisseau rivière fleuve
Charriant les douleurs et les fièvres
Les méfaits et les crimes
La conscience tranquille
De celleux qui s'en lavent les mains
Des trombes d'eau arrosant
La colère puissante
Qui pousse au ventre
Des blessé·e·s
Qui lèvent leur verre
Trinquent
À l'orage qui gronde
À la honte
Qui change de camp
Trinquent
À l'aube qui vient
Éclairer les regards
– mieux vaut tard
que jamais -
Nous nous tenons debout
Les mains serrées
Un pied posé
Dans la nuit
L'autre
Dans la flaque du jour
Nos ombres en peintures de guerre sur les joues
L'irrévérence dans les yeux
Et au coin de la langue
Je veux
Un matin qui chante un soleil qui brille pour nous aussi
Je veux
Un matin qui nous regarde dans les yeux
Qui nous reconnaisse
Et nous demande
Pardon
Je veux
Un matin sans gueule de bois ni retour de bâton
Le cœur brûlant
À serrer la main
De tou·te·s celleux nourris par la nuit
Et qui ont tant à apprendre
À celleux qui jusque-là pensaient
Que le jour
Leur appartenait