view[Qu'il faut porter l'obscur]
Le temps s'écoule en suspension
Le monde autour de moi est nu
Comme mon esprit tendu
Vers une direction que je ne connais pas encore
J'espère que mon corps
Avancera
Posera ses pas au bon endroit
Marchera pour ma tête
Qui reste immobile sur les épaules
Se dégageant de toute responsabilité
Je perds le nord
Le sud l'est et l'ouest
Le haut et le bas
L'intérieur même
Que l'obscur est sombre
Ça paraît simple dit comme ça
J'ai l'impression d'être au bord d'une falaise
De chercher encore un chemin invisible dans le vide
Alors qu'il n'y a qu'à rebrousser chemin
Revenir en arrière
Voyager dans le temps
Ou disparaître dans celui d'une chute
Elle dit ça la sorcière
Qu'il faut rêver l'obscur
Qu'il faut en prendre soin
Que toute femme qui regarde en elle
Est de celles
Qui se baladent nues avec la puissance de la nuit
Moi je suis perdue
Avec sous la peau
Une obscurité si dense que je n'y vois rien
Une partie de moi
Coupée du temps de l'espace et du monde
Je ne me sens pas puissante
Je me sens si fragile
Que je fuis le sommeil et le lit
Pour ne pas ajouter d'ombre
Aux lumières qui disparaissent déjà
Restant tard à écrire
Me levant tôt pour écrire
Comme si la page blanche
Et les lettres d'encre
Pouvaient seules tatouer la peau de l'intérieur
Donner des mots au silence de tombe
Faire sonner les clochettes d'argent
Et laisser des gouttes de rosée d'aurore
Sur les toiles d'araignées
Qui font dentelle
Sur le plafond de ma boîte crânienne
view[Prise au vent]
Je me sens comme un pissenlit en graines
Prête à décoller
À partir avec le vent
Me désunir
Lâcher l'attache
Savoir le sol sous mes pieds sans le toucher
Sentir
La légèreté de l'être
Ne plus tomber comme la pluie
Mais trouver une façon
Dans la fragilité
De voir quelle force résiste
Quelle prise existe
Prise au vent ou prisonnière
De liens qui libèrent
view[Désir fauve]
Le désir est joueur
Il naît
Disparaît
Ressurgit
Reste en surface
S'efface
Meurt pendant des jours
Ressuscite
Pointe le bout du nez ou de la patte
Timide
Peu à peu
S'installe
Mais jamais tout à fait
Il faut montrer patte blanche
A son tour
L'apprivoiser comme un renard ou une amitié
Accepter de le voir loin
Parfois se laisser brûler
Drôle de fauve
Avec autant de fourrure en camouflage
Que de griffes en défense
Que de caresses en amour
view[Petite tristesse]
Vague à l'âme
En lame de fond
Sous la peau
Les mots m'écorchent en écho
Scarification du cœur
Sans trace au-dehors du corps
C'est con
De manquer de confiance
La conscience intranquille
Vrille
Dans une valse absurde
Dépourvue de sens
Je pense en boucle
Sans pansement pour mes petites blessures
Écorchures
De silences qui sillonnent
Mon crâne comme un vinyle
Une musique polyphonique résonne
Mélancolique
Pincement mineur au cœur
Corde sensible
Qui fait vibrer la voix
Indécente de petite tristesse
view[Enigma]
Mes mots sont des codes
Mes textes des histoires à déchiffrer
J'écris d'une écriture gazée
Par pudeur du cœur
Et aussi
Parce que les mots sont insuffisants à dire la réalité
Tout au plus ils l'enveloppent
D'un trompe l’œil pour vous et moi
Si je vous dis “chat”
Aura-t-il les des griffes aussi vives dans nos esprits respectifs ?
Si je vous dis “table”
En bois, en verre, en fer ?
Ronde ou rectangulaire ?
Si je vous dis “amour”
... ?
Les mots s'enchâssent dans nos histoires
Ils ont du sens
On se comprend
Mais à demi
Et dans le cas du poème il ne s'agit pas de comprendre
Mais de sentir
De
Ressentir
D'éprouver
C'est comme entrer dans le palais des miroirs à la foire
Tous vous reflètent
Mais
Sous un angle différent
Au point que l'on peine à se reconnaître
Ou se promener dans une maison
Dont chaque objet est relié à une part de nous
Par un fil invisible
Nous parle
Comme si l'on se retrouvait à chaque pièce
Et jusque dans la lumière
Ou les portes fermées
Une maison à l'image de ce que nous sommes
Comme s'il y avait une correspondance
Un langage secret
Entre la réalité et nous
C'est ce langage que j'utilise
Des mots tissés pour faire un motif
Dans lequel j'entrelace les fils fins
De mon histoire
De mes émotions
Presque un secret
Que je vous partage
L'art de laisser une porte ouverte en laissant croire au monde qu'elle est scellée
view[Trans·Naissance]
Et si
Annoncer une transition
Était reçu comme une naissance
Les visages éclairés laisseraient briller des yeux curieux
La bouche étirée serait prompte
À deviner le nouveau prénom
À rire
À dire Félicitations
On sortirait le champagne
On en parlerait à tout le monde
Puisqu'au bout d'un certain temps
Le corps est marqué par la métamorphose
Il devient visible
Que quelque-chose se trame
Se tisse en secret en soi
Puisse chacun·e recevoir
Cette lumière
Cette transition
Comme une naissance
Les dragées en partage
Et fuck la couleur avec laquelle on repeindra la chambre
view[Porter son cœur]
Il faut apprendre à porter son cœur
Gonflé de désir
Ou lourd comme une pierre
Comme une bombe
Prête à éclater
Son cœur frileux
Son cœur incertain qui balance sans cesse
Son cœur pétillant
De la soutenable légèreté de l'être
Apprendre à porter son cœur
Comme une chose rare et précieuse
Comme on est soi-même rare et précieux·se
Porter son cœur comme le sol nous porte déjà
Savoir que – sans besoin de se la faire –
Notre place – pieds sur terre -
Est là
Quoi qu'on puisse dire
Quoi qu'on puisse penser
Là
Juste là
Où l'on porte son cœur reposé
view[Genre]
Il faut faire éclater les cases
Faire péter nos murs
Arrêter d'essayer de faire rentrer
Les ronds les carrés les triangles
Dans
Les triangles les ronds les carrés
Comprendre
Qu'on a tou·te·s une forme d'étoile à mille branches
Qu'à moins d'être un·e informaticien·ne bloqué·e dans les années 60
On peut penser autrement qu'en binaire
view[Le tableau]
En chuchotant
Ma mère montre du doigt un tableau
Posé
Sur le sol de la chambre
Me raconte son histoire
On y voit
Un bout de table recouverte d'une toile cirée
Carreaux blancs et verts
Collée à un mur qui se fissure
S'effrite s'écaille
Un bout de mur recouvert à la chaux
On devine sans le voir le sol de terre battue
Puis
Deux petits objets quotidiens
Aussi simples que le reste du décor qui les entoure comme une main de grand-mère
Un vase rempli de petites fleurs
Une louche suspendue au mur
Mais le sujet du tableau n'est
Ni la table installée ni la toile cirée ni le mur fêlé ni le vase posé ni la louche accrochée
Il y a aussi une fenêtre en haut à droite
Une fenêtre carrée petite croisée modeste
Comme tout le reste
Du tableau
Mais
Ce n'est pas non plus cette fenêtre carrée
Qui donne son sens
Aux couleurs posées ça et là sur le bois
C'est
La lumière qui la traverse
Embarquant avec elle l'éclat vert des feuilles d'arbre l'éclat bleu du ciel l'éclat jaune du soleil
Elle porte tous ces éclats
Comme des éclats de rires bruyants
Dans cet intérieur si simple si modeste pour ne pas dire
Pauvre
Elle colore le mur
Comme on esquisse un sourire
L'histoire de ce tableau
Des mains du peintre à celles de mon arrière-grand-mère à celles de ma grand-mère à celles de ma propre mère qui finit son récit en le posant dans les miennes
Voici maintenant celui que j'en fait
Les fenêtres sont souvent fermées
Entre la mère et la fille
Les mots y passent mal déformé par le verre
Entre la fille l'aïeule et la bisaïeule
La fenêtre est même soudée
Scellée par la Mort qui dessine les frontières à la faux
Mais ce tableau
Est une lumière traversante
Qui se joue des frontières
Les fenêtres de toutes les générations pourraient être fermées
Il y aurait toujours
Une lumière à transmettre
view[Matin suspendu]
Réveillée
Par le jour caché derrière les stores
J'entends
Les oiseaux
La pluie
La lumière du printemps qui m'appelle
Aussi
Je file hors
De la couette
J'échappe
Au sommeil langoureux
Aux bras amoureux
Pour boire des yeux
Les gouttes de soleil se jouant des nuages
Profiter
Des échos de silence insolent
De solitude transie
Pour capter sur mon transistor la musique de mon corps
Boire
Un thé noir
Les genoux cachés par la chaleur d'une petite couverture
Les pieds repliés sur le canapé
Je ne touche plus le sol
Suspendue
Aux restes de rêves
Lambeaux de couleurs vives
Suspendue
À mon cœur funambule
Qui cherche et trouve à chaque pas
L'équilibre
Sur le fil tendu
Du désir