Beaucoup de bruit pour un verre d'eau ; chapitre 1
from Aler Pus Lon
Un verre d’eau était posé devant son visage. À moins que ce ne soit lui qui s’est mis le visage devant le verre d’eau. Il ne s’en souvenait plus, et au fond cela n’avait que peu d’importance. Cela aurait pu être un verre de jus de fruits, ou encore un verre vide, s’il y réfléchissait un peu. Le problème n’était pas que le verre d’eau soit en face de lui – ou qu’il soit en face du verre.
Non, la question de l’emplacement d’un verre d’eau dans son espace vital n’avait d’importance que parce que la cause de son arrivée devant son visage lui était inconnue.
Il n’était pas endormi, et ne devrait pas souffrir d’Alzheimer ou toute autre maladie dégénérative de la mémoire à son âge. Pourtant, un verre d’eau était devant lui, et il ne se souvenait plus pourquoi. Sans bouger sa tête posée sur ses bras repliés, eux-mêmes posées sur la table de la salle à manger, Alix analysa ses alentours. La table n’était pas mise, pas encore. Cela ne serait tarder, se dit-il cependant, car la télévision était allumée et il entendait vaguement son père s’affairer derrière lui. Un rapide coup d’œil vers l’horloge holographique lui confirma sa pensée.
12 h 48.
Dans 11 minutes, sa mère entrerait dans leurs appartements, et dans la minute qui suivraient, Alix et sa famille mangeraient pendant exactement 1 h 26 pour leur permettrait 4 minutes pour ranger un peu la table et partir en direction des salles au centre du bâtiment.
Il ne devait pas être en retard, pas aujourd’hui, quitte à manger moins que d’habitude.
Il se releva de sa position, prit le verre d’eau et l’observa de plus près.
Il ne se souvenait vraiment pas de depuis quand ce verre d’eau était devant lui.
— « Papa ? C’est toi qui as mis le verre d’eau ‽ »
Le silence fut sa seule réponse. Son père semblait ne pas l’entendre, trop occupé dans la cuisine à faire il-ne-savait-quoi –
Enfin, si, Alix ne devait pas être de mauvaise foi. Il savait ce que son père faisait.
Il faisait la même chose qu’il faisait tous les mois. Il faisait le repas. Le même repas chaque mois même, un repas léger, facilement digérable et mangeable, mais qui contenait quand même assez de nutriments pour pouvoir tenir lors d’une réunion de deux heures. Accompagnant son pat simple, une salade de fruits fais avec des fruits et des légumes du coin, voire de la planète. Une espèce de tomate, évoluée étrangement sous l’étoile 41 Lyncis (aussi nommé Intercrus) ou bien une pomme de terre donc la peau était devenue dure comme la pierre quasiment.
— « Papa ? »
Ce dernier sortit enfin de sa cuisine. Sans un mot, il lui tendit juste des couverts. Le message était clair : < Fais la table au lieu de parler >. Une fois la porcelaine en équilibre précaire dans les bras du jeune homme, il se retourna et plongea une fois de plus dans la cuisine.
Alix soupira. Il n’y avait pas grand-chose d’autre à faire, se dit-il en s’approchant de la table. Il avait compris assez vite comment cela fonctionnait entre adultes dans sa famille : pas de réponse pour les questions stupides.
Pas de réponse pour Alix.
Pas de réponse pour son verre d’eau.
Alors Alix réfléchit à autre chose.
Il n’y avait pourtant pas beaucoup de sujets auxquels il aimait penser. C’était souvent top dur pour lui, ses pensées allaient dans tous les sens au mieux, ou lui échappaient au pire. Un cerveau vide de voix, où même formuler sa parole lui était prenant en énergie.
Un moment, c’était une gorge nouée. Il émettait des sons aigus mélangés à des sons graves, avant de tousser. Le souffle lui manquait alors bien assez vite, et il devait se résoudre à ne rien dire.
Un autre, sa voix devenait brouillée, entrecoupée. Il répétait sans cesse les mêmes syllabes jusqu’à ce qu’il soit obligé de laisser tomber.
Bien sûr, chaque abandon lui venait surtout à cause du regard des autres. Ils le fixaient d’un regard noir et impatient. Certains se détournaient de lui, d’autres finissaient sa phrase à sa place.
Pas de temps pour Alix. Pas de temps pour lui qui ne parlait pas.
⁙ < Pauvre Alix >, aurait-il pensé.
S’il en avait l’énergie.
Il termina de mettre les couverts, séparant les fourchettes des couteaux suffisamment. L’assiette est placée au centre, devant la chaise ; il en avait trois, comme le nombre de chaises à la table.
Sa tâche terminée, il se rassit. Il ne lui restait que cinq minutes à attendre, mais que faire pendant ces minutes ? Ses muscles lui semblaient lourds, et il n’avait vraiment aucune idée de quoi faire. Ouvrir son GSM et lire quelque chose ? Aller sur internet ? Non, mauvaise idée, si sa mère le découvrait sur son GSM un peu plus d’une heure avant la réunion familiale, elle aurait sa peau.
⁙ Comment osait-il se distraire alors qu’il avait des choses plus importantes à faire ‽ Alix entendait presque sa voix.
Au final, le temps qu’il prit pour penser à ce qu’il allait faire se suffit en lui-même, puisqu’il entendit la porte d’entrée s’ouvrir.
La mère d’Alix venait de rentrer.
— « Salut maman. »
— « Bonjour Alix. Je vois que tu es enfin levé. Es-tu prêt pour cet après-midi ? »
※ Pas comme la dernière fois, ni la fois d’avant. Et ne parlons pas de celles d’avant non plus tant qu’on y est…
Il se contenta de hocher la tête. Son silence fût prit pour une approbation et sa mère se tourna vers son père. Elle commença à lui poser des questions à lui-aussi, sur sa journée, sur ses projets.
Alix se laissa bercé par les voix. Leur propos coulaient sur lui, rentrant d’une oreille et sortant par l’autre. Il n’était pas interessé par les hobbys de son père, et encore moins par la journée de sa mère.
Les minutes passèrent rapidement pendant qu’il était dans cet état second. Une bouchée après l’autre. Le repas d’aujourd’hui était le même que le mois dernier, la texture la même. La tomate toujours aussi forte, toujours aussi verte dans la salade de fruit. Et pourtant…
Et pourtant…
C’était assez terne aujourd’hui.
§
Il va sans dire que, pour Alix, la procession vers la salle des réunions des Fuméchaudes faisait partie des plus longues qu’il connaît. Elle ne faisait bien sûr pas plus de mètres que n’importe quelle marche d’un bout d’une rue vers une autre. Physiquement, il ne s’agissait que d’une marche de quelques minutes, dont une d’entre elles se déroulait dans un ascenseur. L’appréhension de l’arrivée, cela dit, changeait toute la teneur de ce déplacement pour lui.
Et pas qu’à lui. Lorsqu’il ne se sentait plus vraiment respirer, dû au stress, il regardait ses parents et voyait comment eux aussi n’étaient pas naturels. C’était bien simple, eux aussi ne marchaient pas normalement.
Sa mère était une femme d’affaires qui avait toujours eu ce qu’elle voulait. La grand-mère maternelle d’Alix aimait à lui rappeler sans cesse les histoires d’enfance de sa mère. À peine sortie du berceau qu’elle marchait déjà avec l’aisance qu’elle maîtriserait à l’âge adulte. Sa mère se déplaçait avec une cadence qui la séparait des autres personnes qu’il connaissait. C’était un pas après l’autre, lentement ; elle marchait comme si elle mourait si son pied n’avait pas roulé avec son pas. Lorsqu’elle portait des talons, surtout les talons aiguilles avec les semelles compensées à la mode dans le Bras d’Orion en ce moment, elle rythmait la cadence de ses bras et de son corps avec le rythme de sa marche. Son corps entier avançait comme une personne (ah !), laissant derrière lui jalousie, envie ou peur.
Sa mère marchait comme elle pensait. Patiemment, mais sûrement, elle allait vers son objectif de la même manière qu’elle préparait ses plans pour obtenir ce qu’elle voulait. L’exemple le plus concret de cette personnalité était son mariage avec le père d’Alix. Elle l’avait vu au détour d’une rue, et sitôt ce dernier dans son champ de vision, elle avait su que cet homme serait le sien. Et même que la grand-mère maternelle d’Alix avait rajouté que, quand elle se disait prête à tout, elle ne l’avait pas dit à la légère.
Une femme imperturbable, voilà ce qu’était sa mère.
Or, même elle ne pouvait cacher le léger empressement dans ses pas. Son buste, d’habitude si droit, quasiment perpendiculaire au sol, penchait vers l’avant. Et ses pas étaient légèrement plus rapides que le « clak- … clak- … » synchronisé avec ses battements de cœur.
Et du côté de son père, c’était un homme simple qui connaissait sa place dans le monde. Le grand-père maternel d’Alix lui avait expliqué qu’il avait la démarche de ceux dont le monde ne refusait rien. ⁙ s’était-il crié une fois.
Alix ne voyait pas en quoi la famille de naissance de son père influençait sa manière de marcher… Alix ne marchait pas du tout comme son père, il n’avait pas la tête si haute…
Tout ça pour dire que cela le rassurait de les voir presser le pas. Ça les rendait humains, pour lui.
Cela les rendait comme lui.
Et ça, ce sentiment d’appartenance, il l’aimait bien.
Même si ce n’était que pour quelques minutes par mois.
Perdu dans ses pensées, il fit tout de même attention en entrant de l’ascenseur principal du bâtiment. Il ne devait pas rentrer dans ses parents, ils se rendraient compte qu’il ne faisait pas attention à ce qu’ils disaient. Enfin, moins que d’habitude.
Ses parents discutaient toujours en face de lui. Quelque chose en rapport avec une cousine ? Une injustice pour les descendants directs ?
Il pouvait être lent, mais pour les discussions purement positionnelles au sein de la famille, Alix avouait qu’il ne voulait même pas y écouter ou y participer. Il avait un peu la flemme. Un peu beaucoup même.
Cela étant dit, la discussion ne dura pas plus longtemps, car l’ascenseur arrêta sa descente et ils durent sortir.
Se tenait devant eux le dernier couloir, et au fond de ce dernier, une porte en bois massif violet. Derrière cette porte faite d’un chêne ayant muté également bizarrement sous l’étoile Intercrus se trouvait la fameuse salle de réunion du clan.
Son père toqua une fois.
Quand Alix avait été plus jeune, quand il cherchait encore à comprendre le monde qui l’entourait et que ses yeux brillaient de curiosité – d’après sa grand-mère maternelle –, il se demandait pourquoi son père ne toquait qu’une seule fois : toujours de la même manière d’ailleurs ; une fois, au milieu de la porte, vers la gauche, à l’opposé de la clinche. Il avait alors regardé comment les autres toquaient. La mère de son arrière-petite-cousine devait toquer cinq fois, tandis que son cousin 'Tis (qui était techniquement son cousin germain éloigné au 1er degré, mais au vu de la différence d’âge entre eux, était resté son cousin) devait toquer deux fois. Il avait émis l’hypothèse que la distance avec la Matriarche dictait le nombre de fois qu’il fallait frapper la porte, mais son oncle toquait aussi qu’une fois alors qu’il n’était que son gendre. Il avait compris que cela dépendait de ce que la Matriarche voulait.
Bref, tout ça pour dire que son père frappa une fois, attendit quelques secondes avant d’ouvrir la porte et de rentrer, Alix et sa mère aux talons.
Comme d’habitude, on aurait pu entendre une mouche voler. Personne ne parlait, ni ne bougeait ou ne faisait du bruit, ce qui avait toujours impressionné Alix autant que cela lui faisait peur : sur les 30 personnes présentes physiquement et les 20 autres en ligne, aucune ne faisait du bruit.
Alix avait toujours peur de trébucher sur une chaise ou se mêler les pieds et tomber. Dans un tel silence, l’attention se serait portée sur lui.
Et ce n’était pas une bonne attention. Ah ça non !
Il arriva à sa place sans encombre.
Première étape de passé. Maintenant, il suffisait qu’il fasse semblant d’écouter et qu’il se fasse tout petit assez que pour passer inaperçu.
Facile, il avait 22 réussites à son actif !
…
…
Il venait de se plomber l’ambiance tout seul…
— « Christelle n’est pas encore arrivée ? C’est quelque peu étonnant… » La voix de sa tante lui fit l’effet d’une piqure d’insecte, et il tourna la tête vers elle.
— « Il y a encore quelques minutes avant que Mamy n’arrive, ne nous réjouissons pas trop vite. »
L’homme qui avait répondu était un des neveux de la Matriarche.
Comment s’appelait-il déjà ?
Eddy ?
Ody ?
Odieux, ça, c’est sûr, mais Alix ne connaissait plus le prénom.
Bah ! Jusqu’à ce qu’il s’en souvienne, ce sera Odieux.
Les discussions autour de lui ne reprirent pas, et le silence s’installa une fois de plus. Tous autour de la table se regardaient et se jugeait, leurs yeux fixant telle ou telle personne pour des raisons qu’Alix ne connaissait pas, mais se doutaient, allaient être expliquée lors de la réunion.
Ladite Christelle rentra en panique, brisant le silence. Tous tournèrent leurs regards vers elle, et Alix, bien qu’assez éloigné de l’entrée, vit avec précision ses épaules atteindre ses oreilles. S’étant faite toute petite, elle s’installa à l’extrémité de la table centrale.
Sa position signifiait deux choses : elle allait parler lors de la réunion, mais elle n’était pas assez importante que pour se rapprocher de la Matriarche.
Elle avait de la chance, car à peine deux minutes plus tard, et Alix s’autorisa un regard vers l’horloge qui annonçait l’heure actuelle – 14h 39 –, la Matriarche rentra. Dès le premier pied passé dans l’antre de la porte, tout le monde dans la salle se leva.
Alix le fit une demie seconde plus tard, quasiment imperceptible. Il était lent, après tout, tout le monde le savait, alors personne ne le fit remarquer. Ni maintenant et ni plus tard…
Doucement, sans fanfare, la Matriarche s’avança. Elle n’en avait pas besoin, de fanfare. Chacun de ses pas, de ses clock – clock, dont un sur d’eux était soutenu par le tump de sa canne, coupaient le silence au couteau. Même avec l’âge, elle se s’était jamais tassée sur elle-même, toujours droite. Le regard vissé devant elle, elle ne s’avança ni trop lentement ni trop rapidement, jusqu’à son fauteuil en tête de table. Une fois assise, elle balaya de son regard l’assemblée : le signal pour qu’ils se rassoient. Une fois cela fait, elle dit d’une voix forte :
— « La sixième réunion hebdomadaire du jeudi 39e du Printemps de l’an 48 commence. »
Alix n’avait pas besoin de regarder l’horloge pour savoir qu’à peine eu-t-elle finit de dire sa phrase, que cette dernière affichait 14h40. Mamy n’était jamais en retard et toujours ponctuelle.
§
Il n’aura pas fallu vingt minutes pour qu’Alix commence à s’ennuyer.
Pas que cela le surprenne, bien sûr, mais quand même… vingt minutes étaient un nouveau record.
Il s’attendait à ce que plus de choses se passent en un mois. Mais il semblerait que ce printemps-ci, pas grand-chose ne se soit déroulé. Ce n’était pas forcément une mauvaise chose, puisque cela pouvait dire que la réunion ne durerait pas.
Le contrepied d’un tel fait, comme un prix ou un sacrifice à faire dans l’espoir d’obtenir une bénédiction ou autre, était que le temps passait lentement. Très lentement.
Les meilleures réunions, ce sont celles qui – et loin l’idée qu’Alix soit sadique ! – mettaient en scènes des échecs ou bien des trahisons. C’étaient toujours celles-là où il y avait des retournements de situations. Alix pouvait alors fixer du regard les membres de sa famille et analyser leurs mimiques sans soucis : que ce soit les animosités ou les alliances sous-jacentes.
Et bien sûr, au centre de ce chaos ordonné, se trouvait toujours Mamy, la Matriarche Fuméchaude.
En pensant à elle, Alix dirigea son regard discrètement vers sa grand-mère. Cette dernière considérait ce qu’un oncle lui présentait. Alix tenta de se reconcentrer quelque peu, mais abandonna vite lorsqu’il entendit parler de < propositions d’alliance avec une entreprise du système stellaire adéesse sept-mille deux cent cinquante et un >. En plus de n’en avoir rien à faire de ce genre d’alliance de sous de table, il ne connaissait pas de système nommé adées –
…
Ah, ADS 7251… Il parlait du système stellaire ADS 7251…
…
Maintenant qu’il y faisait attention, il voyait le nom dans les notes de l’oncle.
…
Ça ne changeait en rien son propos.
Vingt minutes plus tard, il avait entendu des promesses quasi irréelles de profits, des questionnements sur l’image des Fuméchaude et, bien sûr, le futur anniversaire de son cousin. Cela continua le même cirque les vingt suivantes.
Il s’ennuyait sec.
Puis se fut enfin le tour de Christelle. Elle se releva sur sa chaise, et commença à parler d’une zone constructible dans le Continent 10. Elle voulait réutiliser l’espace laissé à l’abandon pour un projet… Alix n’avait pas bien entendu, une sorte de zoo ? Refuge ? Il avait perdu le fil.
Les « adultes » autour de la table s’offusquèrent, sourirent ou acclamèrent la proposition. Alix zona un peu, avant de revenir en entendant l’accord accordé par Mamy.
— « Je vous remercie Mamy ».
Christelle avait sa terre.
— « Était-ce là tous les points du jour ? » demanda l’ainée de la pièce après avoir laissé le silence plané un peu.
La Matriarche regarda le reste de l’assemblée. Christelle en profita pour se rasseoir, sans aucun doute rassurée que sa présentation se soit déroulée sans accroc, comme elle l’avait prévu. Mais personne n’avait d’autre chose à rajouter.
Alors Mamy acquiesça une fois. Puis deux. Puis elle referma d’un bruit sec le journal en face d’elle.
— « Dans ce cas, je vous laisse retourner à vos préoccupations. Au mois prochain. »
Elle se leva, l’assemblée suivit son geste – Alix avec une demie seconde de retard, encore – et elle quitta la pièce comme elle était entrée : à son rythme.
Cela donna l’occasion à Alix d’observer l’instant précis où, une fois Mamy loin de la salle, le soulagement se propager parmi les membres de la famille. Des épaules se relâchèrent et des discussions murmurées recommençaient, et les oncles, tantes et cousin·es se détournèrent du centre du local, et, à intervalle irrégulier, s’avancèrent vers la sortie.
La réunion mensuelle était finie, et le calvaire qu’elle apportait aussi.
Et Alix était là. Il reprit une respiration normale – il n’avait pas remarqué que sa respiration s’était accélérée, les battements de son cœur se synchronisant avec celle-ci et ses mains devenant alors moites de sueurs ; ce que son inconscient considérait comme danger était passé, la tempête était partie et Alix pouvait être calme. Il essuya ses mains discrètement sur son pantalon.
Il se cogna aussi la jambe sur la table, car en voyant ses parents partir sans lui, il s’était relevé brusquement. Bravo pour la discrétion.
Alors qu’il les suivait, la tête baissée, il remarqua que sa vue était brouillée par ses mèches de cheveux du front, ses franges. Il ne voyait que ses pieds, et non la direction qu’il empruntait – bien qu’il la connût par cœur, à force – et dépendait entièrement sur ses parents pour le guider ; le « clack-clack » rapide de sa mère, soutenu par le « cluck-cluck » plus lent de son père.
§
Si on programmait le planning quotidien d’Alix Fuméchaude, on trouverait le temps bien vite long. Le·a secrétaire chargé·e d’un tel travail n’aurait de quoi s’occuper que pendant un jour sur le mois, voire deux dans les rares exceptions. Iel aurait vite intérêt à trouver un hobby pour compenser le manque d’action et le fait que, concrètement, il n’y avait rien à planifier.
Alix avait fini l’éducation obligatoire depuis longtemps – c’est faux, seulement cinq ans – et n’avait jamais cherché à faire plus. Il s’était rempli les journées pendant un temps de diverses formations et de passage de permis. Une fois cela fait, il était parti participer à différents voyages initiatifs. Pas par plaisir pour lui ni par envie, sa mère refusait juste, encore à cette époque, la réalité qui était que son fils soit un flemmard. Ces voyages avaient permis de cacher cette inactivité aux autres membres de la famille – ils le savaient « stupide », il aurait été horrible pour elle qu’ils rajoutent le titre de « paresseux » à son palmarès ! Après deux ans, pourtant, la ruse fut découverte et Alix put enfin rester un peu chez lui.
Autant dire qu’il n’avait aucune obligation autre que celles communes avec les autres petits-enfants de la Matriarche. Du côté réseautage, ses rares amis étaient occupés avec leurs propres vies et carrières, et ne se regroupaient que rarement.
Rarement, certes, mais pas jamais, puisqu’une de ses amis avait envoyé un message sur le groupe privé commun à peine fut Alix de retour chez lui.
✉ ⟠TamTam⟠TamGSM → ⟠Alix.le.terrien⟠AlixGSM et al : « Quelqu’un partant pour une soirée cool à Caffé Inné ? »
Alix avait levé la tête. Il avait regardé un moment ses parents, avant de reposer ses yeux sur le téléphone.
✉ ⟠Alix.le.terrien⟠AlixGSM → ⟠TamTam⟠TamGSM et al : « Je suis sur Fuméchaupolis. Je suis partant ! »
D’autres confirmations furent envoyées ensuite, mais pas tout le monde pu accepter l’invitation.
✉ ⟠Alix.le.terrien⟠AlixGSM → ⟠TamTam⟠TamGSM et al : « C’est quoi l’adresse déjà ? »
Il n’avait jamais posé les pieds dans un café avec un tel nom, et la réponse qui lui fut donnée le réconforta dans cette idée.
※ Au 12, rue de Josse, Portail-de-Bois ? C’est en dehors de la Vieille Protection… À ce qu’il parait, c’est un chouette endroit. C’est bête que je n’aie jamais pensé à y aller…
Il envoya une réponse affirmative. Il arriverait dans vingt minutes, Tam lui répondit qu’elle serait là dans quinze. Les autres participants aussi.
Il prit ses affaires, pas besoin de se changer.
Il sortit.
Il marcha quelques minutes.
Il prit le tram.
Il marcha de nouveau quelques minutes.
Une fois devant le café, il attendit. Tam arriva, habillée sobrement. Elle venait de sortir de son boulot, sans doute.
Ils entrèrent tous les deux et, après quelques minutes, se retrouvèrent à une table. Un à un, ses amis arrivèrent. Tous également habillés sobrement. Alix faisait un peu tache avec ses habits colorés.
Une fois le dernier de ses amis arrivé, Alix ne put que sourire. Il les écouta, les regarda et participa de temps en temps à la discussion.
Il était tablé à une table de huit, alors qu’il n’était que cinq. Cela n’avait pas beaucoup d’importance, mais Alix fixa du regard les chaises vides. Il manquait quelque chose ici, comme il manquait quelque chose à Alix.
Un corps sans rien pour l’habiter.
Les chaises restèrent vides toutes la soirée, sans jamais être prises.
Il se sentit bien seul lorsqu’il reprit le chemin du retour, quelques heures plus tard. Les au revoir faits, les « à la prochaine » échangés… la routine reprenait.
Demain, Alix ne ferait rien.